ÉDITO
Quelles différences y a-t-il entre un plateau de télé, un comptoir de bistrot et le bureau d’un ministre ? Plein. Trop, peut-être. Ils ont tout de même un gros point commun : l’abus de sondages. Ils les engloutissent, les mâchent et les digèrent dans une gymnastique verbale qui force l’admiration. On ne parle plus que de ça, à croire que la météo a fait son temps et que les commentaires furieux ou enjoués du vendredi sont passés de mode. Désormais, on s’engueule sur les pourcentages. Les nuages, c’est ringard. Loin de moi l’envie de jouer au petit complotiste qui se méfie des enquêtes d’opinion – surtout quand elles ne pensent pas comme moi –, je suis trop respectueux des scientifiques qui les bâtissent… Et bien trop chauvin pour jeter le bébé avec l’eau du bain, alors que l’auteur du premier sondage en France, en 1938, est un compatriote lorrain (1).
Il me semble toutefois essentiel de citer ici deux penseurs, Pierre Bourdieu et Michel Colucci, dit Coluche. Le premier, dans un mémorable article publié en 1973, L’opinion publique n’existe pas, s’interrogeait sur la construction, la fonction et l’objectif du sondage, démarrant son propos de façon piquante et/ou arrogante, mais intéressante : « (…) Toute enquête d’opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion, ou, autrement dit, que la production d’une opinion est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment naïvement démocratique, je contesterai ce premier postulat (…) ». Le second soutenait en salopette à rayures, et pas qu’en se marrant, que « les sondages, c’est pour que les gens sachent ce qu’ils pensent ».
Donc, vaste question : les sondages fabriquent-ils ou perçoivent-ils l’opinion ? Un autre mode d’expression des citoyens, les manifestations, retient l’attention des observateurs de l’évolution d’une société. Certes, ces mouvements de rue comportent aussi des limites dans l’interprétation qu’on peut en faire. Mais ils deviennent particulièrement intéressants, bien davantage que mille sondages, lorsqu’ils révèlent une spontanéité et s’éveillent sur une exaspération des citoyens. La Russie et les États-Unis nous ont livrés récemment deux exemples significatifs : les obsèques très populaires d’Alexeï Navalny et ce, malgré les risques d’arrestations ; la montée en puissance aux États-Unis des opposants au soutien inconditionnel, et historique, à Israël. L’opinion publique existe. Le mystère demeure sur l’instant, magique en quelque sorte, où elle devient foule. Puis l’instant où la foule devient majoritaire et fait éclore ou exploser le meilleur ou le pire.
(1) Jean Stoetzel, fondateur de l’IFOP en 1938, est né à Saint-Dié