Dans la galaxie rauschiste, organisée en cercles distincts et parfois ennemis, deux hommes ont continûment côtoyé le ministre et maire de Metz Jean-Marie Rausch, décédé le 5 janvier dernier : Michel Fèvre et Gaétan Avanzato, l’un et l’autre restés discrets depuis vendredi dernier. Le premier, ingénieur des travaux publics et géographe, fut son adjoint à l’Urbanisme dans le premier des six mandats (1971/77) et avait « conservé des liens d’amitié extraordinaires ». Très proche de « JMR », il est le dernier à l’avoir rencontré quelques heures avant sa mort. Le second doit prochainement publier une biographie de ce maire au long cours, « après une centaine d’entretiens avec Jean-Marie Rausch, sans filtre ». Michel Fèvre souligne les révolutions initiées sous l’ère Rausch et « l’homme extrêmement affectueux ». Gaétan Avanzato met en relief le chemin singulier de ce « féodal, avec un côté un peu prussien, homme de réseaux plus que de parti » et convoque la patience quand on le questionne sur le bilan : « C’est trop tôt ». Sur de nombreux points, le géographe et l’historien s’accordent, particulièrement sur son rang de « grand maire de Metz » : «Il est de ceux, comme Paul Vautrin ou Raymond Mondon, qui ont marqué et incarné la ville », dit Michel Fèvre. Marqueur, aussi, d’une époque. Par Vianney Huguenot
Peu de maires de grandes villes ont surclassé Jean-Marie Rausch dans la longévité : Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux (48 ans) et Édouard Herriot à Lyon (46 ans). JMR, 37 ans et 1 jour au compteur, caracole avec les Jean Royer (Tours, 36 ans), André Rossinot (Nancy, 31 ans) Robert Poujade (Dijon, 30 ans), Pierre Mauroy (Lille, 28 ans) ou Gaston Defferre (Marseille, 28 ans). Une durée qui ne doit rien au hasard. Une relation particulière, politique et intime, fonde l’histoire de ces maires finissant par se confondre avec la cité, détenant une part de son identité et, souvent, ne sachant ni ne voulant imaginer des lendemains sans eux. Jean-Marie Rausch n’échappe pas à cette règle en 2008, battu par le socialiste Dominique Gros dans le cadre d’une triangulaire. « Ce n’est pas Dominique Gros qui est élu, c’est Jean-Marie Rausch qui est battu », assure Gaétan Avanzato, relevant l’impréparation de la succession. Michel Fèvre explique l’échec par les trahisons et par « un mouvement général » : l’âge du zapping débutant. 37 ans plus tôt, le 29 mars 1971, le Républicain lorrain titre fièrement : « Éclatante victoire de la liste Metz-Demain conduite par Jean-Marie Rausch avec 54,9% des voix ».
Le minotier « monte à la ville »
Le quotidien régional fait alors la pluie et le beau temps en Moselle et félicite son poulain. JMR produit du Républicain lorrain ? « Pas tout de suite », corrige Michel Fèvre : « J’ai connu Jean Marie Rausch avant 1971, il avait des responsabilités économiques, il allait souvent à Paris, voyageait parfois avec Raymond Mondon [son prédécesseur, maire de Metz de 1947 à 1970, NDLA]. Un peu avant, il avait rencontré Jean-Marie Pelt. On était une équipe d’amis, on était sur des idées communes de démocratie-chrétienne, Jean-Marie Rausch avait d’ailleurs fréquenté à Paris Emmanuel Mounier, on était tous à peu près du même bord centriste ». Une appétence précoce pour la chose publique que confirme Denis Schaming, directeur de cabinet de Jean-Marie Rausch : « C’est un enfant de Frauenberg, près de Sarreguemines, un fils de minotier qui, en quelque sorte, monte à la ville puisqu’après la guerre, ils installent l’entreprise à Woippy, entreprise fondée par son père et développée par Jean-Marie Rausch. Chef d’entreprise, animateur de plusieurs cercles économiques, il s’intéresse aussi, dès son jeune âge, aux affaires publiques » (1). Le Moulin Rausch, d’abord dirigé par son père – Jean-Marie est alors directeur technique, « fraîchement sorti de l’École française de meunerie » – est salué pour sa farine « de qualité exceptionnelle » et « compte parmi les plus modernes de France »(2). Même son de cloche du côté de Gaétan Avanzato : « Dès 1965, il s’engage, il est candidat aux élections municipales à Metz ». « Soutien de Pierre Mendès-France – lit-on dans un portrait que lui consacre le journal Le Monde en 1988 – Jean-Marie Rausch milite surtout chez les jeunes patrons (…). En 1965, il est enrôlé dans une liste apolitique qui se mesure bravement à la gauche, d’un côté, et, de l’autre, à l’équipe du maire sortant de Metz, Raymond Mondon. Le premier tour de piste est loin d’être ridicule. L’inconnu commence à être reconnu localement (…) Le goût des affaires publiques ne lui est pas venu par enchantement. Il est né dans une famille fortement impliquée dans la gestion de la vie locale. Dans sa tendre enfance, aux grandes tablées familiales du dimanche, il a entendu s’exprimer toutes les opinions de l’époque, des Croix de feu au Front populaire. Étudiant, il est lecteur assidu de Combat, le journal de Camus et Bourdet et, face au copain qui lisait Le Figaro, il se situait alors à gauche. « Au centre gauche », précise-t-il ».
Le syndrome JJSS
Le 31 décembre 1970, Raymond Mondon décède des suites d’un cancer. Un siège, de taille, est à prendre et l’enjeu de la succession ne s’écrit pas qu’à Metz. Jacques Chirac, alors ministre des Relations avec le Parlement, s’en mêle. « Il a joué un rôle ambigu », affirme Gaétan Avanzato, rapportant l’anecdote de deux visiteurs du soir venus prendre conseil : « Chirac leur dit : Tenez-vous à l’écart de cette élection, les jeux sont faits ». L’historien, plus tard, questionnera Jacques Chaban-Delmas – Premier ministre en 1971 – qui lui confirme : Metz était « un panier de crabes ». « Ce qui est intéressant avec Jean-Marie Rausch, c’est de voir comment il a pris la ville et comment il l’a gardée et contrôlée. L’élection de 1971, c’est le syndrome JJSS. En 1970, Jean-Jacques Servan-Schreiber débarque en Lorraine [le patron de l’Express est élu député de Nancy, avec le soutien de Léon Chadé, PDG de l’Est Républicain, NDLA], les Puhl, patrons du Républicain lorrain, veulent reprendre la main sur Metz après le règne sans partage de Raymond Mondon. L’élection de JJSS avait constitué pour eux un électrochoc », avivant aussi les oppositions entre Metz et Nancy, déjà tumultueuses depuis le tracé de l’autoroute A4, passant au nord de Metz, les Nancéiens le réclamant plus sudiste.
« Envouté par Mitterrand »
C’est dans un contexte complexe qu’arrive place d’Armes le jeune Jean-Marie Rausch – il a 42 ans –, nouveau maître de l’écheveau. Trente-sept ans à la barre témoignent d’une incontestable puissance et d’une capacité à naviguer par gros temps. Sa personnalité l’explique en partie. « Rausch est un roc », disait le député mosellan Jean Seitlinger. D’autres préféraient l’usage de « bulldozer ». Un bull tranquille, un physique de lutteur « cachant une finesse d’esprit », dit Gaétan Avanzato. Michel Fèvre rappelle l’épisode de la création du district, en 1973, réunissant 18 communes de l’agglomération messine : « Peu d’hommes auraient su faire ce genre de choses. On le doit à ses qualités humaines et à sa capacité de persuasion très forte. Quand il s’engageait, il ne trahissait pas ». « Jean-Marie Rausch pouvait être brutal, il piquait des colères, mais il était respectueux, notamment du personnel communal », complète Gaétan Avanzato. « Il avait une capacité d’écoute et savait déléguer et faire travailler ses chefs de service. Lui, faisait son boulot de maire ». Michel Fèvre souligne aussi « la discrétion » du personnage. Une qualité qui aurait pesé dans la balance lorsque François Mitterrand le fait « ministre d’ouverture ». En 1988, tout juste réélu, Mitterrand dispose d’une majorité relative et organise des débauchages individuels à droite et au centre. La nomination de JMR est diversement appréciée et analysée. Gaétan Avanzato : « Il n’a pas été au Gouvernement au bon moment. Il voulait y entrer en 1986 quand Jacques Chirac était Premier ministre mais Pierre Messmer [alors maire de Sarrebourg et président du groupe RPR à l’Assemblée nationale, NDLA] s’y oppose. Jean-Marie Rausch était envoûté par Mitterrand et Mitterrand l’a piégé ». Michel Fèvre fait une lecture différente : « Ce n’était pas une erreur. Il fallait que Metz et la Lorraine soient prises en compte au niveau national et cela a agi dans sa décision ».
À l’heure des bilans
Gaétan Avanzato n’a pas tort, nous verrons plus tard comment les historiens utiliseront le temps pour mettre à plat l’héritage de Jean-Marie Rausch… quand l’émotion, fatalement évanescente, succombera à une vérité nue. L’historien aime citer Voltaire : « Aux morts, nous devons le respect de la vérité ». Quittant la scène il y a plus de quinze ans, il est donc possible d’esquisser un bilan de ce baron lorrain accumulant, et cumulant souvent – marque d’une époque –, les principales fonctions politiques : maire (1971/2008), sénateur (1992/2001), conseiller général, président du Conseil général (1979/82), conseiller régional, président du Conseil régional (1982/92), ministre (Commerce extérieur 1988/91, Postes et télécommunications 1991/92, Commerce et artisanat 1992). Jean-Marie Rausch se passionne, « depuis le départ », pour les nouvelles technologies. Michel Fèvre raconte, amusé, ce détail qui n’en est pas tout à fait un : « Il avait appris qu’une montre-ordinateur venait de sortir. Il était alors à Los Angeles et il avait passé toute la journée pour aller à pied de son hôtel au magasin qui en vendait ». Au gouvernement, notamment sur son portefeuille des télécoms, il ne laissera pourtant pas une empreinte ferme, disposant d’une liberté d’action limitée et coincé entre François Mitterrand, « pas du tout sensible à ces questions », dixit Gaétan Avanzato, Edith Cresson qui voulait sa peau, la gauche qui ne l’aimait pas (Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale, aurait refusé de lui serrer la main lors du premier Conseil des ministres) et la droite et le centre ne le considérant plus du clan. À la Région, son bilan subit la férocité du phénomène de l’arbre qui cache la forêt ; l’histoire ne retiendra probablement de l’époque Rausch que les soupçons d’alliance avec le FN en 1992 (jamais établie) et sa démission, « pour ramener le calme à la Région et ne pas la laisser assiégée par la rue » (3), et ce, malgré les conseils de Mitterrand : « Quand on a la Lorraine, on la garde ». À Metz, Jean-Marie Rausch s’inscrit dans une autre dimension, il enfile d’autres habits : ceux de l’audacieux, du visionnaire, de l’architecte.
Une cohérence d’action
On peut aligner, comme un inventaire à la Prévert, ses multiples réalisations (Arsenal, Centre Pompidou-Metz, Technopole, Ville verte, 1e ville câblée de France, Institut européen d’écologie, rénovation urbaine, intercommunalité…) mais c’est faire fi de la cohérence de l’ensemble. Michel Fèvre, son adjoint, fondateur de l’Agence d’urbanisme Aguram en 1974 et toujours actif dans la réflexion sur ces questions, témoigne d’une volonté de logique, de long temps et d’équilibre entre le centre et la périphérie. Il évoque « un changement de paradigme. Raymond Mondon, par exemple, voulait que le centre-ville soit ouvert à la voiture. Nous avons décidé au contraire de le rendre aux piétons et de canaliser l’accès des voitures avec des parkings souterrains ». L’ancien adjoint résume le siècle d’urbanisme en quatre temps : les Allemands de la première annexion qui « ne touchent pas au centre-ville et créent le quartier impérial en bordure » ; Paul Vautrin et Raymond Mondon, « qui reviennent sur le centre pour construire une ville moderne » ; Jean-Marie Rausch qui « termine les rénovations entreprises par Mondon dans le centre et construit une autre ville à l’extérieur, à l’est », avec diverses centralités – ZUP de Borny, site de la Foire internationale ou Technopole – et toujours en tête l’obsession d’une capitale qui compte.
(1) Interview, Moselle TV, 2 décembre 2023
(2) Le Républicain lorrain, 10 novembre 1953
(3) Jean-Marie Rausch, JT d’Antenne 2, 30 mars 1992