« La mort entre et vous arrête au milieu d’une phrase, « Non, c’est fini », et claque la porte ». Ce passage d’une œuvre de l’Anglais Anthony Burgess pourrait dire la brutalité ressentie à l’annonce de la mort de Djaf. Mercredi 11 mai, à l’âge de 67 ans, son cœur a lâché, ce cœur si large qui a fait de Djaffar Belhamici « quelqu’un de bien », formule ordinaire mais si juste et jolie à l’évocation du parcours de celui qui fut ce gamin de la cité de la mine de Behren-lès-Forbach « qui jamais n’oublia ses origines » : avocat exigeant et respecté, bâtonnier de l’Ordre en 2015 et 2016, enseignant passionné à l’université de Metz, ami rare, attentif, drôle « excellent danseur », amateur de belote et des Stones, « un homme heureux ». « Le mot qui le qualifie le mieux, c’est la générosité », résume sa consœur, complice et amie, Me Dominique Boh-Petit.
Mettre des mots sur la mort, l’exercice s’avère douloureux et complexe, même dans ce métier d’avocat où le maniement du verbe tient de l’art de vivre. L’actuel bâtonnier, Me Antoine Fittante, s’en remet d’abord à la signification de son prénom : « en arabe, Djaffar veut dire charitable ». « Il portait si bien son prénom », ajoute le maire de Metz, François Grosdidier. D’autres évoquent « l’humanisme » de Me Belhamici, ou « sa fraternité ». « Il avait le cœur sur la main », préfère son ancien étudiant à l’université, aujourd’hui avocat au barreau de Metz, Me Olivier Corbras : « À l’université, il nous disait « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de vous donner un cours, c’est de vous apporter une méthode et surtout de vous donner l’envie de réussir » ». C’est sur les bancs de cette université, en 1975, que naît la belle et longue amitié entre Djaf et la Boh (Djaffar Belhamici nommait ainsi affectueusement Dominique Boh-Petit dont la particularité est de l’avoir eu comme condisciple puis professeur). De ces années fac, elle livre des souvenirs intacts, entre éclats de rire et serrements de cœur : « Un jour, il est venu s’asseoir à côté de moi à la fac, il avait une coupe afro, à la Jimi Hendrix, et on ne s’est plus quittés. Djaf avait une capacité à communiquer hors-normes ». Le jeune Djaffar frappe un matin à la porte de la Doyenne de la fac de Droit, Andrée Brunet, qui fut « une pièce maîtresse dans son itinéraire ». Il lui explique que « c’est la galère, il n’a pas de sous et que sa passion est le droit commercial. Il lui demande alors si elle n’a pas besoin d’un chargé de cours ». « Banco ! », lâche la Doyenne. Le voilà prof, « une activité qui le passionnait et qu’il n’a arrêté que l’an dernier », précise Dominique Boh-Petit : « Il était un intellectuel et il a formé des générations de juristes. Dans ses cours, il nous faisait réfléchir. « Inutile, disait-il, de me recracher des cours, je les connais. Je préfère que vous apportiez votre propre réflexion« . Il ne s’est jamais pris au sérieux, c’est notamment ce qui nous a rendus si proches ». Djaf l’avocat agit sur le même mode que Djaf l’enseignant, tout en rigueur et en douceur, en simplicité et en générosité, « en homme engagé qui pensait qu’il y avait toujours des solutions aux problèmes ». Souvenir semblable et reconnaissant du côté de Me Fittante, mineur de fond à Freyming-Merlebach avant de devenir avocat, un destin qui le rapprochait de Me Belhamici dont le père était mineur : « Djaffar est né sur cette terre minière qui forge les caractères, il est de ces gens qui, à la sueur et à l’encre, écrivent les mots solidarité, humanité, fraternité et générosité. Son enracinement sur ce territoire lui a donné les valeurs qui ont guidé toute sa vie de citoyen. Il a vraiment eu un parcours exceptionnel. Il avait toujours une analyse très fine et clairvoyante, il était un confident qui vous écoutait sans vous juger. Il était un grand spécialiste du droit commercial et, dans les milieux économiques, tout le monde avait son numéro de portable, y compris en dernier recours, quand il fallait trouver l’avocat des causes perdues ». Pour peaufiner le dessin de ce destin remarquable, de ce tempérament à part, il faut reprendre la route avec Dominique Boh-Petit, évoquer « ces enfants qui n’étaient pas les siens » et qu’il chérissait comme un père, aborder « sa raison de vivre, Eden, son petit-fils de coeur qui illuminait sa vie », imaginer les lieux de Metz, dont le Café du Port ou l’inimitable sandwicherie Steinhoff, qui coloraient son quotidien de plaisirs simples : « ces lieux, ces gens, ces moments sincères faisaient de lui un homme heureux ». Djaffar Belhamici carburait aussi à l’humour, « même si on ne comprenait pas tout, car il se marrait systématiquement avant la fin ». De sa gueule aussi, une belle gueule d’acteur, il riait de bon cœur : « Ce n’est pas avec ma gueule que j’ai eu du succès, c’est davantage avec mon humour ». Il en avait à revendre. « La Boh et moi, on ira ensemble en EHPAD, on fumera dans la chambre et on écoutera les Stones toute la journée », quelques mots lâchés, malgré « une éternelle jeunesse », au hasard d’une partie de fous rires : « Il ne vieillissait pas, il avait juste perdu quelques cheveux », avant de perdre la vie, au milieu d’une phrase et d’une existence flamboyante bien que discrète. Les Messins, eux, ont perdu un immense personnage.
« Pas l’ombre d’une réclamation »
Issu d’une famille de neuf enfants, installée dans une cité de Behren-lès-Forbach, Djaffar Belhamici reçoit « une éducation stricte. Il en était reconnaissant à ses parents et il avait une grande fierté pour son père et pour sa maman », rapporte Dominique Boh-Petit. Une éducation qui va en partie forger une déontologie à toute épreuve, comme le souligne le bâtonnier Antoine Fittante : « Pour son éloge, j’ai dû sortir son dossier. C’est un dossier épais de quelques millimètres seulement, il y a juste ses diplômes, rien d’autre ! Pas l’ombre d’un avis déontologique négatif, pas l’ombre d’une réclamation, et tout ceci en 34 ans ! ». C’est au quotidien que Djaffar Belhamici mettait en pratique ses idéaux de justice et de fraternité et « ses convictions républicaines », ainsi que le rappelle le maire de Metz, François Grosdidier : « Cette fraternité universelle, il ne la portait pas que par des paroles de plaidoiries, de cours ou de discours, il la traduisait dans chaque geste du quotidien, pour tous, avec humilité, bienveillance et intelligence. Son décès a pris tout le monde de court. Même quand la stupeur sera passée, il laissera bien sûr le souvenir de moments riches et inoubliables, mais il crée surtout un vide sidéral et des regrets de ce qui aurait pu être, si… ».