Le 3 septembre 1939, la France déclare la guerre à l’Allemagne. S’ouvre alors la « drôle de guerre », sans réelles batailles, à laquelle Hitler met fin en mai 1940 en lançant une vaste offensive sur la France, la Belgique et la Hollande. En juillet, l’Alsace et la Moselle sont annexées, deux terres françaises brutalement agglomérées au Reich, sans traité ni opposition du chef de l’État Francais fraîchement installé, Philippe Pétain. La France occupée entre en collaboration tandis que la « nazification » s’amorce en Alsace et en Moselle. Occupation ou annexion, collaboration ou nazification, des nuances essentielles pour comprendre la singularité du sort infligé à l’Alsace et à la Moselle.130 000 de leurs fils et filles, Malgré-nous et Malgré-elles, incorporés de force dans l’armée allemande à partir d’août 1942, sont expédiés pour la plupart sur le front de l’Est. Ils vont endurer la double peine : la souffrance d’avoir combattu sous l’uniforme de l’ennemi redouble à la Libération, quand la honte de parler les étreint et la France les oublie. Victor Henrion, né à Folschviller en 1927, est de cette centaine de derniers témoins. Incorporé de force en juillet 1944 à l’âge de 17 ans, il fait le récit de « onze mois en enfer », avec « la peur constante de toujours être incompris ». De ce parcours émaillé de violences et de silences, l’universitaire et historien Daniel Fischer s’est inspiré pour un roman jeunesse, coécrit avec l’autrice Sylvie de Mathuisieulx : Le retour du soldat malgré lui (1).
La première rencontre avec Victor Henrion se tient dans un regard. Tout en délicatesse. L’homme est hospitalier. « C’est un honnête homme », résume Daniel Fischer, passé du statut d’enseignant-chercheur – lorsqu’il croise pour la première fois Victor Henrion – à celui d’ami : « Une amitié s’est en effet nouée et on se donne de nos nouvelles régulièrement ». Amitié palpable quand le nonagénaire à la voix brisée parle et pose la main sur celle du jeune professeur. Un geste exprimant la complicité du duo et la communion de pensée. Ils n’ont pas vécu la même histoire, se sont connus il y a peu mais leurs routes se croisent depuis longtemps et « une morale laïque » les unit. Lauréat 2021 du Prix de la laïcité de la République – remis par la ministre Marlène Schiappa – Daniel préface le livre de Victor (2), paru en 2019, et y ajoute des notes de contextualisation de ce récit intime. Il évoque le rôle et la personnalité du Folschvillerois : « […] Le souvenir de la Grande guerre était présent à Folschviller (…). Enfant, le jeune Victor discutait avec des vétérans de la Première Guerre mondiale, notamment un octogénaire qui lui racontait dans les années 30 sa participation à la bataille de Verdun, les larmes aux yeux. Il ne se doutait pas que dans les années 2000, la puissance des souvenirs de ce qui s’est passé en 1944-1945 allait lui faire tenir à son tour ce rôle de témoin d’atrocités, mais aussi de la bonté de simples gens dans ces épreuves traversées, dont l’exemple continue de l’émouvoir jusqu’aux larmes (…). Malgré une éducation religieuse traditionnelle, Victor Henrion n’a jamais été croyant. Il n’en est pas moins respectueux d’une morale laïque ou plus simplement d’une morale des bonnes gens […] ». Le regard de Victor Henrion dit aussi les blessures profondes que la guerre et l’Histoire lui ont infligé. Une histoire dont on comprend mal qu’elle demeure confinée localement et exclue du roman national. Pour Victor Henrion, les prémices du drame se tissent au printemps 1944. Il raconte : « J’étais, comme tous mes copains, inquiet. Nous attendions tous les jours, très tendus, cet ordre de mission pour le départ au RAD, le service de travail obligatoire du Reich, où les jeunes garçons alsaciens et mosellans de 17 ans étaient mélangés à des Allemands pour accélérer leur germanisation et leur nazification et subissaient une intensive préparation militaire en attendant d’être incorporés dans la Wehrmacht. Et c’est arrivé le 10 juillet 1944 ». Daniel Fischer complète en évoquant les Malgré-elles, au nombre de 15 000 : « Les jeunes filles accomplissaient également un RAD : employées pendant six mois comme aide-ménagères ou ouvrières agricoles, elles devaient ensuite servir six mois supplémentaires dans la défense aérienne, les industries d’armement ou les services publics ». Victor Henrion décrit le départ, les camps, la prison, les brimades, les humiliations, la peur, les évasions, les arrestations, dont la dernière le marque particulièrement. De retour en prison à Starogard (en Pologne actuelle), les évadés remontent la rue principale sous escorte. « Une vision d’horreur nous attendait à chaque lanterne. Tous les dix mètres environ, un soldat en uniforme était pendu avec une pancarte sur la poitrine, avec des reproches différents. J’en ai personnellement lu une seule et j’ai détourné les yeux, comme mes trois copains. Les hommes étaient d’âges sûrement différents mais nous ne pouvions plus en juger, leurs figures étaient déformées, enflées et toutes bleues. Nous étions complètement anéantis ». L’enfer prend une autre forme en février 1945. Victor Henrion devient « Malgré-moi, comme le précisent les certificats que j’ai obtenus après 1945 ». Le voici soldat de la Wehrmacht, sa « seule chance de ne pas être fusillé ». Il rappelle souvent, il martèle même, la force et la contrainte : « Une ordonnance menaçait les Alsaciens-Mosellans de Sippenhaftung (responsabilité du clan), prévoyant le rejet de la faute du fuyard sur tous les membres de sa famille, ses amis et même le voisinage suspect. Cette ordonnance punissait de déportation dans les camps et de confiscation de tout leur patrimoine ». L’émotion et la colère se mêlent dans le récit de Victor, quand il souligne « la générosité de braves gens », dans une ferme près de Dantzig (Gdansk, Pologne) ou l’inhumanité des SS, « de vrais salauds ». Il rentre en France en juin 1945 et voit au loin « des gens qui dansaient et riaient. Je suis resté figé et je me suis mis à pleurer comme un gosse ». Il venait d’avoir 18 ans.
Dans le présent du passé…
C’est essentiellement le retour en France de Victor Henrion qu’évoquent, de façon romancée, les deux auteurs du livre Le retour du soldat malgré lui, paru dans la collection Graine d’histoire de la maison d’édition La Nuée bleue. Un moyen d’intéresser enfants et ados (et adultes) à des questionnements fondamentaux, dépassant l’histoire des déchirements et ballottements franco-allemands de l’Alsace et de la Lorraine. Une pédagogie littéraire pour faire descendre écoliers et étudiants dans les oubliettes de l’histoire, là où patientent ceux qui ne concordent pas avec le roman national. Plus globalement, les récits des témoins directs s’avèrent primordiaux, dit en substance Daniel Fischer, « pour éviter les erreurs de perspective, nous mettre dans l’horizon d’attente d’une histoire qui n’est pas écrite à l’avance », bref se situer « dans le présent du passé ». C’est ce que le parcours personnel – un parmi d’autres – de Victor Henrion apporte à la précision de l’histoire. Ce récit touche d’autant plus le professeur agrégé à l’Université de Lorraine (principalement spécialiste du XVIIIe siècle et de la Révolution française) qu’il est issu d’une famille alsacienne dont quatre membres furent Malgré-nous (un arrière-grand-père, une grand-mère et deux grands-oncles). Aujourd’hui, bien des douleurs et des questions demeurent. Il y a dix ans, à Colmar, le président de la République Nicolas Sarkozy rappelait solennellement « le destin tragique de ces hommes [qui] fait partie de notre histoire nationale ». Et depuis ?