ÉDITO
En 2021, je rencontre Marie-Thérèse Petitgand. Parmi les milliers d’entretiens réalisés depuis que je fais ce métier, celui-ci est l’un des plus déchirants. Je ne trouve aucune force pour la relancer lorsqu’elle se tait, que ses mots ne murmurent plus que des sanglots. Elle et sa famille, arrivées de Moselle, réfugiées dans un hameau à l’écart d’Oradour, vivaient ici depuis novembre 1940 : « C’était très paisible à Oradour, c’est pour ça qu’ils sont venus ». Puis elle m’explique qu’elle doit la vie à son père… et à un paquet de tabac. Il manquait de tabac, elle comptait aller au village dans l’après-midi et lui en achèterait, il avait insisté pour l’avoir dans la matinée. Le récit de ce massacre révèle une cruauté quasi indicible. On redoute de l’écrire par crainte de ne pas poser les mots justes, exprimant les sentiments des victimes.
ll y a 80 ans, le village du Limousin Oradour-sur-Glane subissait l’assaut effroyable d’une division SS. L’objectif des nazis : faire un exemple, terroriser une population réputée calme et dissuader les environs d’apporter leur soutien à la Résistance. Nous sommes le 10 juin 1944, il fait chaud, les fenaisons s’achèvent, l’ambiance est sereine. À 14 heures, la population d’Oradour est rassemblée sur une place pour une vérification d’identités, piégée. Dans l’après-midi, 643 personnes sont massacrées, dont 44 Mosellans, de Charly et Montoy-Flanville, accueillis à Oradour après leur évacuation, ou expulsion, de la Moselle à partir de 1939 et 1940. En 1950, en hommage aux victimes, Charly devient Charly-Oradour.
On établit aujourd’hui des parallèles entre notre époque et les années 30, qui inscrivent l’accession au pouvoir de Hitler comme l’événement majeur. Il faut rester prudent et précis car aucune époque n’égale strictement une autre. Il faut toutefois, il me semble, se poser deux questions : sur les ressorts humains, qui ne changent pas – la misère créant la colère ou la peur nourrissant la haine – et sur nos aveuglements, volontaires ou pas, et terriblement humains. Celui qui a formaté les cerveaux des bourreaux d’Oradour, vingt ans plus tôt faisait marrer en Europe ou suscitait le dédain. Dans les années 30, on commentait Mein Kampf dans la presse française sur la pauvreté du style littéraire, ou sur le caractère anti-français de l’auteur, très peu sur son antisémitisme et son programme « d’hygiène raciale ». Et quand le parlement français, en 1936, votait sur le financement des athlètes partant aux JO de Berlin, opération de séduction d’un pouvoir raciste, on ne comptait qu’un député s’y opposant, Pierre Mendès-France.