Le juge est parti. Enfin, pas tout à fait. Si Gilbert Thiel se dit officiellement retraité depuis 2014, il écrit et cause encore. Il instruit le citoyen lecteur, féru de machines judiciaires. Son dernier livre, paru dernièrement chez Robert-Laffont, Faites entrer l’acquitté, scrute les verdicts des acquittés coupables et cible un petit monde complice et apte à imaginer l’inimaginable. Fidèle à son titre « d’emmerdeur », décerné en 2012 par le journal Le Monde, dévoué à la cause des râleurs sympathiques et terriblement humains, Gilbert Thiel ne lâche rien et surtout pas son sens pointu de l’humour et de la vacherie, ni son attachement généreux à l’idéal républicain. Il naît à Metz en 1948, n’est inspecteur des impôts qu’un petit temps, après un bac soixante-huitard au lycée Fabert. Il entre en 1978 dans la magistrature et intègre le club peu peuplé des juges d’instruction dont les Français identifient la bouille, le blase, voire la voix : les Halphen, Joly ou Van Ruymbeke. De Metz, cet homme équidistant d’Audiard, Brassens, Haddock et Simenon aime son Football Club, son interminable boulevard Poincaré où il assistait à l’arrivée du Tour de France et contemplait les fuites darrigadesques, et quelques autres lieux témoins d’un temps béni. Rencontre avec un toujours titi messin.
Lorsqu’il sort son premier livre, en 2002, Ne réveillez pas un juge qui dort, il l’expédie au ministre de la Justice avec la mention manuscrite sous le titre : « ...surtout s’il est grognon ». À l’époque, presque déjà vieux briscard, pourvu de gros faits d’armes dont la mise hors d’état de nuire du « tueur de l’est parisien », le juge d’instruction Gilbert Thiel s’autorise une liberté de parole avec le gratin. Comme il se l’autorisait avant. Question de caractère, plus que de timing. Claquer élégamment le beignet à un ministre relève, plus certainement, d’un besoin de se marrer et de relativiser les hiérarchies du monde. Tout le monde il est pas beau, tout le monde il est pas gentil, le grade ne fait rien à l’affaire. Tout emmerdeur et empêcheur de bidouiller en rond qu’il est, personne ne conteste à Gilbert Thiel l’efficacité redoutable.
Plusieurs affaires lui assurent une solide notoriété dès les années 80. Thiel est alors premier juge d’instruction à Nancy. Le 7 juillet 1985, L’Est Républicain publie un avis de recherche dans l’intérêt des familles. Bernard Hettier a disparu. C’est le début de l’affaire Simone Weber, une Meusienne installée à Nancy, énigmatique, tour à tour glaciale et facétieuse, rapidement baptisée « la diabolique de Nancy ». Soixante-dix-sept face-à-face plus tard, Gilbert Thiel boucle l’instruction. En janvier et février 1991, Simone Weber fait face désormais à une cour d’assises. Les jurés la condamnent pour avoir découpé à la meuleuse son ancien amant.
Le 15 décembre 1989, Gilbert Thiel inculpe (on ne disait pas encore mise en examen) le maire de Toul, dans une affaire d’abus de biens sociaux et de corruption. Double opprobre, il l’inculpe et le fait écrouer, ce qui constitue une première – depuis la Libération – chez ces notables, intimement convaincus jusqu’alors d’être préservés d’un séjour en cul de basse fosse. L’embastillement de l’élu meurthe-et-mosellan constitue un signal, ce dont Gilbert Thiel se défend : « Je n’étais pas chargé d’envoyer des signaux mais j’avais conscience que ça aurait des répercussions. Il s’est agi de constater dans un premier temps l’embarras de certains vis à vis de cette pratique dont ils pouvaient penser qu’elle n’était pas l’apanage du seul maire de Toul ».
Au début des années 90, la France friande de faits-divers se passionne, autant qu’elle s’affole, de l’affaire Guy Georges, « le tueur de l’est parisien », « la bête de la Bastille », accusé du viol et du meurtre de sept jeunes femmes. L’affaire, instruite par le juge Thiel, coïncide avec les débuts prometteurs du fichier national d’empreinte génétique. Guy Georges est finalement confondu par son ADN mais c’est aussi une lutte avec le juge qui l’accule. Comme pour Simone Weber, Gilbert Thiel déploie concomitamment l’entêtement d’un juge et l’attention d’un psychologue : « Au cours de l’affaire du tueur en série de l’est parisien, les gens me demandaient parfois comment je pouvais entendre un type qui a fait des choses aussi atroces. Il y a une part de jeu, il faut être relativement sympa pour inciter les gens à parler et dans le cas de Guy Georges, c’était important car même s’il était confondu par son ADN dans un certain nombre d’affaires, il fallait qu’il explique à minima comment il a fait, pourquoi il l’a fait. C’est ce qu’attendent aussi les victimes et leurs familles. Elles veulent savoir, et c’est parfaitement compréhensible, quels ont été les derniers moments de l’être cher qu’elles ont perdu. Quand vous interrogez les gens, il faut toujours avoir plusieurs cordes à son arc. En tout cas, il ne faut pas manifester ouvertement ni l’hostilité, ni une quelconque complaisance, et il faut garder pour vous vos sentiments intérieurs ».
En 1994, Gilbert Thiel rejoint Paris, nommé premier juge d’instruction au tribunal de Grande instance, puis l’année suivante au sein de la section anti-terroriste. Il supervise notamment l’affaire du « bagagiste de Roissy » et celle sur l’assassinat du préfet Erignac, en Corse. Quelle que soit la nature du dossier – homicides, terrorisme, malversations financières – Gilbert Thiel se chauffe d’un même bois et avance ses pions avec la même méthode. Son regard distancié sur les choses de la vie constitue un atout maître. Une philosophie qui accessoirement lui valut quelques mises au placard mais, plus fondamentalement, lui interdit tout schéma confortablement pré-établi.
On ne naît ni juge, ni assassin. Le lycéen moyen qu’il était s’imaginait probablement plus footballeur que juge. Il rapporte une conversation avec son père. « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? Tu n’es pas bon dans les disciplines scientifiques », dit le père. « Oui, papa », répond le fiston. « T’as pas de dispositions artistiques particulières ? ». « Non, papa ». « Est-ce que tu voudrais faire professeur ou instituteur ? » « Non, papa ». « Alors, tu feras droit, c’est à la portée de tout le monde ». Aujourd’hui, Gilbert Thiel corrobore le présage paternel, « même si en droit, il faut travailler quand même un peu ». Le foot et le FC Metz monopolisent ses loisirs et rêveries d’adolescent, et toujours son agenda et son cœur d’adulte. Il a appelé affectueusement son chien Kurbos, comme Tony Kurbos, héros de l’incroyable victoire (4-1) du FC Metz contre Barcelone en coupe d’Europe en 1984. D’autres loustics viennent enrichir sa philosophie de la vie, Georges Brassens notamment, « parce qu’il n’était pas un dogmatique, il ne cataloguait pas. Il savait très bien que dans la pire des institutions, il peut y avoir des gens très bien. Et dans la meilleure, il peut y avoir les pires crétins ».