BILLET
Je suis épuisé. Marine par ci, Marine par là. Je m’use à digérer le rabâchage en sauce des arguments et contre-arguments sur la condamnation de Mme Le Pen. Je conserve tout de même une bribe d’énergie, peut-être celle du désespoir, pour maudire l’alliance médiatique servant au RN un fantastique lancement de campagne présidentielle à l’œil. Pour pas un rond, les bobines de ceux qui se partagent déjà les postes de l’après-2027 s’affichent partout.
Ras-le-bol citoyen et fatigue informationnelle ? Certainement. Mais dans ce temps où le monde bascule, l’information juste et précise constitue un bien précieux. Sans s’adonner aux jeux du cirque télévisuel, chacun peut remonter à la source de l’information et lire les attendus du jugement. Il m’a fallu cinq minutes pour trouver l’essentiel sur le net ; c’est peu parmi les deux heures et quarante minutes que les Français passent en moyenne quotidiennement sur internet.
À chacun de fouiller, juger les faits, fonder son opinion, observer qui soutient qui, qui dit quoi, avec quels mots : ceux des palabres incessants et indécents de M. Trump, encombrant soutien de Mme Le Pen, des baratins abscons du trop poli M. Bayrou ou des obscures diatribes du porte-parole du Kremlin, affirmant sans rire que « de plus en plus de capitales européennes empruntent la voie de la violation des normes démocratiques ».
Et qui ment ? Question essentielle dont la tentative de réponse dessine une pagaille, un dédale au cœur duquel on se résout parfois à délaisser son paquet de recherches pour acheter un baril de confiance aveugle. La recherche historique est un bon moyen d’approcher la vérité. Car l’histoire éclaire tout le chemin, elle n’allume pas qu’un spot, elle relate la persévérance d’une opinion et la régularité d’une posture. Son observation permet de séparer le fondamental de l’accidentel, de distinguer le corps doctrinaire des tenues, d’apparat ou de combat, qui l’habillent.
Parmi les constances de l’extrême droite, figure la mise en cause de l’État de droit, qui n’est pas la République des juges mais une République où les juges, indépendants, garantissent aux citoyens que l’État et ses représentants n’ont justement pas tous les droits. Il vous en coûtera une minute des 160 journalières consacrées à internet, pour lire ce que recouvre un État de droit et comprendre la mauvaise idée que nous aurions de nous en foutre.
« Toute l’histoire du FN/RN raconte une habile alternance entre l’outrage et la complainte »
Prenez deux minutes supplémentaires pour revisiter quelques slogans du FN/RN, dont celui de 1993, « Mains propres et tête haute », quand Jean-Marie Le Pen s’érigeait en Père-la-morale, contre la corruption de « la bande des quatre ». En 2014, la fille marchait dans les pas de son père, dénonçant « les 3 M, magouilles, manœuvres et mensonges », illustration moderne de la parabole de la paille et de la poutre. Deux ans plus tard, la révolution de la communication était en marche, le FN rebaptisé RN inaugurait une campagne sur « la France apaisée ». La violence avec laquelle les lieutenants de Marine Le Pen s’expriment aujourd’hui en dit long sur leur génie du grand écart.
Notez que le RN n’est pas le premier à tancer bruyamment les magistrats à l’issue d’une décision de justice. Quand en 1992 un juge inculpe le président de l’Assemblée nationale et ancien trésorier du PS, dans l’épaisse affaire Urba, les propos dans l’entourage de Henri Emmanuelli ressemblent à ceux du RN aujourd’hui : « complot contre la République », « gouvernement des juges ». Toute l’histoire du FN/RN raconte une habile alternance entre l’outrage et la complainte, un zigzag régulier entre la brutalité et la tactique Caliméro : « c’est vraiment trop injuste ».
Le FN aime se plaindre et s’habiller en victime. Pas le seul à cogner les juges, pas le seul non plus à subir une décision de justice qui bouscule une stratégie électorale. Mme Le Pen aimerait pouvoir affirmer qu’elle est contre tous, magistrats, journalistes et bande des quatre reconstituée pour l’occasion ; et qu’un obscur et inédit complot l’empêche d’accéder à la fonction suprême. Elle a oublié de lire les mémoires d’Alain Juppé.
L’affaire Juppé intervient entre 1986 et 1996 et s’apparente à la présente affaire des 24 assistants parlementaires du FN bossant pour le parti et non le parlement (le détournement de fonds publics est estimé à 2,9 millions d’euros). Une pratique jadis courante dans les partis, et même admise, aboutissant à la condamnation d’Alain Juppé. Président du RPR puis de l’UMP, Premier ministre de 1995 à 1997, plusieurs fois ministre d’État dans les années 2000, Alain Juppé devient alors un solide présidentiable.
Dans l’affaire qui le cible, 26 personnes étaient sur le grill, « employées par la mairie de Paris et travaillant en réalité au siège du RPR ». Lorsqu’il est condamné en 2004 à un an d’inéligibilité, il démissionne de la mairie de Bordeaux et quitte la France. Au Canada, il part enseigner et perd son mandat de député et la présidence de l’UMP, récupérée au vol par Nicolas Sarkozy. Alain Juppé perd surtout l’espoir d’accéder à l’Élysée. « Mon heure, c’était peut-être 2007, or sous les coups de cette condamnation, je n’ai pas pu jouer cette présidentielle », commentera-t-il plus tard. Sobre et élégant, un genre en voie de disparition.
Alain Juppé fut pourtant malmené et blessé par la décision des magistrats et les commentaires de l’aristocratie médiatique. Cette élite, parfois arrogante, brutale ou pleutre, souvent courageuse et déterminée, forme un rempart protecteur de nos organisations démocratiques. Et son indépendance signale ce que déteste un pouvoir autoritaire. Mais contrairement à ce qu’on nous chante, elle ne s’oppose pas au peuple mais à une autre élite, financière, milliardaire et obscène, au cœur du système et pourtant nourricière des chantres de « l’anti-système ». Une élite qui avance masquée et rêve de dérégulation totale.