Aujourd’hui à Metz, au Cloître des Récollets, l’ancienne ambassadrice Sylvie Bermann, dans le cadre de la sortie de son dernier ouvrage intitulé L’Ours et le Dragon, a livré une analyse sans concession de l’ordre mondial en mutation. Des ambitions de la Chine à l’impérialisme de la Russie, en passant par les illusions perdues de l’Occident, elle invite la France et l’Europe à réinventer leur diplomatie.
Reçue au Cloître des Récollets par le Cercle Geneviève Duso-Bauduin, Sylvie Bermann a présenté son ouvrage L’Ours et le Dragon, consacré à la relation complexe entre la Russie et la Chine. « Il n’y a pas d’amour entre les deux peuples », prévient-elle, « mais un mariage de raison. Et les mariages de raison durent souvent plus longtemps que ceux d’amour. »
Ce pacte stratégique repose sur une convergence de vues : rejet des valeurs libérales occidentales, volonté de remodeler l’ordre international, opposition aux sanctions et aux pressions morales. Moscou et Pékin forment un tandem autoritaire où Vladimir Poutine et Xi Jinping partagent une vision centralisée du pouvoir et une méfiance envers ce qu’ils perçoivent comme l’arrogance des démocraties occidentales. Ils ne se ressemblent pas, mais se comprennent. Ce front commun s’incarne dans des politiques concertées au sein des institutions internationales, un soutien mutuel face aux critiques venues d’Europe ou d’Amérique, et une stratégie globale visant à affaiblir l’influence occidentale sur les normes internationales.
Un Occident affaibli, une Europe marginalisée
Face à cette alliance de plus en plus structurée, l’Europe apparaît désarmée. « L’Europe est la seule à rester accrochée à un ordre international fondé sur le droit, mais elle n’a plus le poids démographique, économique ou militaire pour l’imposer », note Bermann. Autrement dit, l’Occident défend un système qu’il ne maîtrise plus. L’Union européenne, en particulier, s’accroche à des instruments hérités de la guerre froide alors que le monde est devenu multipolaire.
Les BRICS s’élargissent, l’Organisation de coopération de Shanghai prend du poids, tandis que le G7, note-t-elle avec ironie, « n’est plus qu’un club affinitaire ». Pour être crédible, la diplomatie européenne doit cesser de délivrer des leçons de morale et renouer avec une approche pragmatique et bilatérale. « Il faut arrêter de dire aux pays du Sud global comment se comporter. Ce qu’ils demandent, ce sont des routes, des ponts, des hôpitaux. Pas des injonctions. »
États-Unis : rivalité avec la Chine et fascination pour Poutine
Pour Sylvie Bermann, la rivalité sino-américaine structure désormais l’ordre mondial. Washington ne peut accepter de perdre sa position dominante face à Pékin, ce que la théorie du Piège de Thucydide de Graham Allison illustre parfaitement. L’administration Obama avait déjà acté un pivot vers l’Asie en 2011, marginalisant de facto l’Europe. Avec la création du concept de l’Indo-Pacifique, les États-Unis cherchent à bâtir un réseau d’alliances pour encercler la Chine, provoquant chez cette dernière une réaction défensive et stratégique.
Mais le retour au pouvoir de Donald Trump en 2025 pourrait rebattre les cartes. Contrairement à Joe Biden, Trump n’oppose pas la démocratie aux autocraties. Il préfère les accords directs, même avec des régimes décriés. Il avait tenté de négocier avec la Corée du Nord, l’Iran et surtout la Russie. Il admire ouvertement Vladimir Poutine, « un homme fort, respecté, un mâle alpha », dit Bermann. Cette identification personnelle dépasse les clivages idéologiques. Si Trump revenait au pouvoir avec une administration à sa main, il pourrait rapidement normaliser les relations avec Moscou, bouleversant l’unité occidentale sur l’Ukraine et fragilisant l’architecture de sécurité européenne.
Ukraine : d’un coup de force raté à une guerre d’attrition
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, a été un séisme géopolitique. Sylvie Bermann, alors engagée dans les négociations autour des accords de Minsk, se trouvait à Kiev trois semaines avant l’offensive. « Personne n’y croyait », se souvient-elle. Le plan russe reposait sur une prise de pouvoir rapide, avec un assaut aéroporté sur Hostomel et la prise du palais présidentiel. Zelensky devait être neutralisé, la résistance évitée. Mais l’alerte américaine, relayée à temps, a permis à l’Ukraine de réagir.
Ce raté a transformé l’opération éclair en guerre d’usure. Poutine, explique-t-elle, est obsédé par le rang et la sécurité : il veut restaurer une puissance impériale qui ne peut exister sans l’Ukraine. « Pour lui, l’Ukraine et la Biélorussie sont les piliers de l’empire russe », dit-elle, citant Soljenitsyne. Mais cette guerre a paradoxalement détruit l’image que la Russie s’était patiemment construite : celle d’un partenaire fidèle, d’un interlocuteur fiable, apprécié au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie. « Il avait tout pour asseoir sa reconnaissance internationale. Il a tout détruit en envahissant l’Ukraine. »
Chine : de la misère maoïste à la puissance techno-industrielle
Sylvie Bermann connaît intimement la Chine. Diplômée de l’INALCO, elle y étudie dès la fin des années 1970, découvrant une société exsangue après la Révolution culturelle. Elle décrit un pays pauvre, désorganisé, affamé, où le quotidien se résume à survivre. Et pourtant, dès la fin du maoïsme, une renaissance intellectuelle s’opère. Les concours d’entrée à l’université sont rouverts. « Mes amis chinois pleuraient de joie à l’idée de pouvoir enfin passer un concours. »
Cette génération sacrifiée allait devenir l’élite d’un pays en pleine mutation. La Chine d’aujourd’hui s’est construite sur ces efforts colossaux. Dans les technologies, l’intelligence artificielle, l’industrie automobile électrique, la conquête spatiale, elle rivalise désormais avec les États-Unis. La stratégie chinoise repose sur une pensée longue, inspirée du jeu de go : encercler, étouffer, neutraliser. L’exemple de Taïwan l’illustre : pas d’agression directe, mais un isolement économique, diplomatique et militaire patient et méthodique.
Même en mer de Chine méridionale, la montée en puissance est tangible. La marine chinoise égale presque celle des États-Unis. Le pays inspire aussi le Sud global par sa capacité à proposer des projets concrets, là où l’Europe reste prisonnière d’un logiciel normatif. « Des Africains m’ont dit : ‘Grâce aux routes de la soie, on a eu des aéroports, des routes… et vous, vous n’avez pas eu le temps.’ »
Moyen-Orient et Afrique : la crédibilité russe, le désengagement européen
En Syrie, en Iran, en Afrique, la Russie a su occuper l’espace diplomatique laissé vacant. Contrairement à l’Occident, elle parle à tout le monde, sans condition préalable. Sa présence militaire et politique séduit les États désillusionnés par les revirements américains ou européens. En 2019, Poutine accueille 43 chefs d’État africains à Sotchi, un sommet symbolique de cette diplomatie du respect et du pragmatisme. « Il est resté jusqu’à la fin, ce qui a marqué les esprits. »
En face, l’Occident multiplie les maladresses. L’Ukraine est perçue comme une « guerre de Blancs », quand le sort du Yémen ou de Gaza émeut peu. Cette inégalité de traitement alimente la défiance. À l’ONU, beaucoup de pays du Sud s’abstiennent sur les résolutions condamnant la Russie. Pour eux, l’Europe n’est plus un arbitre, mais un camp parmi d’autres.
Refonder la diplomatie européenne : connaissance, respect, stratégie
Sylvie Bermann plaide pour une refondation de la diplomatie européenne. « Il faut plus d’humilité, plus d’écoute, plus d’analyse historique. » L’Europe doit défendre ses valeurs, mais sans prétendre les imposer. Elle doit accepter la logique du multi-alignement, propre à des puissances comme l’Inde ou l’Indonésie, et abandonner ses réflexes paternalistes.
Les pays du Sud global veulent des projets, pas des sermons. Les routes de la soie ont offert ce que l’Europe promet rarement : de l’infrastructure. Le G20, plus que le G7, est devenu la véritable enceinte mondiale. « Il faut comprendre les autres, pas les convertir. » C’est à ce prix que l’Europe pourra redevenir un acteur stratégique, dans un monde où les règles ne sont plus données, mais négociées.
Une parole d’expérience
Des bancs de l’INALCO aux ambassades de Moscou, Pékin et Londres, Sylvie Bermann a traversé les fractures du monde. Sa conférence à Metz, dense et sans complaisance, fut une leçon de lucidité. Une alerte aussi : le monde ancien s’effondre, le nouveau tarde à émerger. Dans ce clair-obscur, il importe aussi d’écouter ceux qui ont vu les plaques tectoniques du monde bouger de l’intérieur.
L’ours et le dragon: Russie-Chine : Histoire d’une amitié sans limites ?
de Sylvie Bermann (Auteur)
288 pages / 21,90 €
Le Cercle Geneviève Duso‑Bauduin

Créé en hommage à Geneviève Duso‑Bauduin, figure engagée de la vie intellectuelle messine, le Cercle éponyme s’affirme comme un lieu de réflexion, de transmission et de débat à Metz. Ce think‑tank local et indépendant organise régulièrement des conférences, rencontres et tribunes sur des sujets touchant à la géopolitique, à l’éthique, à l’économie, à la culture ou encore aux mutations technologiques. Ouvert à un public varié, composé de citoyens, d’universitaires, de chefs d’entreprise ou d’élus, le Cercle Geneviève Duso‑Bauduin se veut un espace d’échanges libres et exigeants, sans visée partisane. Il invite des personnalités de haut niveau à intervenir à Metz comme, au mois de décembre dernier, l’ancien Ministre des Affaires Étrangères Hubert Védrine ou aujourd’hui l’ancienne ambassadrice Sylvie Bermann. Porté par une équipe engagée et soucieuse de nourrir le débat public en région, le Cercle contribue activement à ancrer la pensée et les enjeux contemporains dans le territoire mosellan.