Avec D’ici on entendait tout, Roland Marcuola prête sa plume à une voix inouïe : celle d’un fœtus en observation du monde. Entre humour, tendresse et inquiétude, l’auteur explore une humanité vacillante, portée par une langue à la fois intime et lucide. Rencontre avec un écrivain qui préfère les doutes aux certitudes.
D’ici on entendait tout adopte un point de vue unique, celui d’un fœtus. Comment vous est venue cette idée narrative originale ?
Roland Marcuola : Mais l’idée est-elle originale ? Depuis le temps que j’écris, je sais pertinemment qu’on n’invente jamais rien, que tout a déjà été dit. Si je n’avais jamais rien lu de ce genre, j’étais certain cependant que ce point de vue avait déjà été utilisé. Après avoir écrit le roman et en avoir parlé autour de moi, plusieurs personnes m’ont raconté avoir lu des choses qui abordaient le même procédé. Ce qui en a déterminé l’écriture, c’est comme toujours, ce qui se passait dans ma propre vie. Ma belle-fille étant enceinte de ma petite-fille et j’ai eu envie de m’amuser avec ce mystère qui se déroulait près de moi. M’amuser, c’est toujours mon premier moteur. C’est après que ça se complique. Chassez le naturel, il revient au galop avec les mille questions qu’une nouvelle vie apporte…
Le récit mêle tendresse, humour, inquiétude et engagement. Qu’avez-vous voulu transmettre avant tout à travers cette voix prénatale ?
Je suis très heureux que tendresse, humour, inquiétude transparaissent à la lecture. Engagement, je ne sais pas vraiment. Je crois avoir un point commun avec Léna, le personnage central, j’observe en spectateur ce qui se passe et je ne comprends pas grand-chose de ce que j’entends ou vois. La génération montante par exemple, les addictions aux écrans, les nouvelles façons de vivre et de penser. Et ne parlons même pas de politique. Mon humanisme viscéral est mis à mal par un monde dont j’ai l’impression qu’il est en pleine régression. Je n’avais pas pour projet, pour ambition immodeste de transmettre quelque chose. Je n’ai pas de message, encore moins de leçons à donner. Je pense qu’il ne faut voir dans mes petits bouquins que le témoignage d’un citoyen lambda dans son époque. Il se trouve qu’ici transparaît mon inquiétude devant le spectacle tragique du monde et qui me laisse impuissant. Dès lors, c’est vrai que l’humour est une pirouette qui m’aide à supporter tout ça. Peut-être que, comme Léna, je pirouette dans ma bulle protectrice et me retrouve la tête en bas, sens dessus-dessous. S’il y a souvent plusieurs lectures possibles à un livre, je crois qu’il y a aussi plusieurs écritures possibles. J’en ai fait maintes fois l’expérience, sans faire de psychologie de bazar, je ne me rends pas toujours compte de ce que j’écris au moment où je l’écris. Dès lors les retours des lecteurs sont une mine riche d’enseignements, y compris sur moi-même. À preuve cette question déjà…
D’ici on entendait tout interroge la notion de transmission. Pensez-vous que le savoir, les émotions ou les traumatismes peuvent réellement “passer” avant la naissance ?
Je me suis très peu documenté avant d’écrire. Je n’avais pas envie de faire une étude approfondie de ce qui se passe pendant la gestation. Ma démarche n’est malheureusement pas celle d’un Zola qui explorait tout un écosystème avant d’y introduire ses personnages. Je me suis souvent contenté de partir de choses que je savais plus ou moins empiriquement et qui, pour les avoir pratiquées quand j’allais être papa moi-même, m’avaient semblé évidentes. La proximité, la bienveillance, la douceur, l’amour pour utiliser un grand mot. Encore que je ne sois pas certain qu’on aime déjà la personne qu’on a conçue. Mais nous savons suffisamment de choses aujourd’hui pour être certain que ce moment d’attente peut être déterminant à bien des égards. La musique fait partie de ces choses essentielles me semble-t-il. Et la plus facile « techniquement » à faire passer.
Le personnage de « papi » semble porter un regard inquiet, parfois désabusé, sur le monde. Est-ce une figure autobiographique ou une projection générationnelle ?
Autobiographique certainement, comme souvent et sans l’avoir ni prémédité ni calculé, on se retrouve soi-même un peu dans plusieurs personnages. On écrit toujours, qu’on le veuille ou non, à partir de ce qu’on est. D’ailleurs et pour revenir à ce que je répondais précédemment, Léna, elle-même dit à un moment en parlant de Papi qu’il était « Un peu comme moi ici. On aurait dit qu’elle (la voix de papi) se réjouissait de ma présence et puis, l’instant d’après, je sentais comme une retenue, presque une réticence, pire une inquiétude. » Projection générationnelle inévitablement. Papi et Léna ont ceci en commun qu’ils sont un peu hors du jeu, Papi pour en être peut-être à une extrémité déclinante, conscient de son incompréhension et de son impuissance, désabusé probablement face aux événements extérieurs qui le dépassent, Léna pour ne pas y être encore entrée. Et puis il y a également la maman, enseignante, qui continue sans doute, j’espère, à y croire, à se dire qu’elle peut apporter sa minuscule petite pierre pour éviter que ne s’écroule un édifice tellement fragile. Tous ces personnages balancent entre une multitude de perceptions parfois antinomiques. Comme moi. Comme beaucoup je crois.
Peut-on lire D’ici on entendait tout comme une métaphore de l’hésitation à naître dans un monde inquiétant ? Est-ce aussi une critique sociale ?
Une critique sociale, je ne crois pas. Comme je l’ai déjà dit, juste le regard, l’écoute plus exactement, d’un personnage sur son époque. L’hésitation en revanche est celle de l’engagement. Y aller ou pas ? Et si on y va, pour y faire quoi ? Il semblerait que Léna ait choisi de ne pas y aller. Lâcheté ou lucidité ? Sauf qu’à un moment, comme ici, la vie décide pour vous. Alors mon parti pris là-dedans ? M’engager ou pas ? Dans quoi ? Je cherche à répondre alors j’écris mais comme souvent, si la réponse n’est pas certaine au bout, pas binaire, restent l’absurde et l’humanisme contrarié. Mais il ne faut pas perdre de vue que le roman est avant tout et comme tous les romans, une petite histoire au milieu de la grande.
Vous êtes un homme de théâtre autant que de littérature. Quelle part de théâtralité ou de mise en scène avez-vous introduite dans ce texte ?
J’avoue ne pas avoir pensé du tout à cet aspect des choses. Quand une idée m’arrive, s’impose très vite la forme qu’elle prendra : roman, nouvelle, pièce de théâtre, chanson ou poème. Parfois l’idée se dilue en chemin, le roman entamé n’ira pas jusqu’au bout parce que l’histoire que j’avais envie de raconter n’a pas trouvé ses personnages, ne m’a pas trouvé, l’envie de faire un chemin avec eux s’est avérée inintéressante. Il m’est arrivé récemment de stopper la mise en scène d’une de mes pièces parce que le propos, qui m’avait paru très drôle à l’origine, ne méritait pas qu’on y consacre autant de pages, ni autant de temps à le faire vivre sur un plateau. L’idée a fait son chemin, elle sera sans doute plus drôle dans le format plus resserré d’une nouvelle, genre que j’aime beaucoup pratiquer.
Vous faites entendre une musicalité particulière dans cette langue intérieure. Avez-vous pensé à la lecture à voix haute en écrivant ?
Cette question rejoint un peu la précédente. Ce que j’écris est souvent très oral, oui. Je crois que la transcription de l’oral permet d’être très proche des personnages. Et des lecteurs par la même occasion. Ces derniers ayant un peu l’impression d’être « en direct » avec les personnages. C’est en tout cas, l’impression que j’ai moi-même en tant que lecteur. Mais il n’y a pas dans mon roman de préméditation, de prédestination, de plan établi pour que quelqu’un s’en saisisse et en fasse une lecture devant un public. Je vais dire une banalité (une de plus) mais tout auteur sait bien qu’une fois le texte édité, la chanson écrite, tout ça ne nous appartient plus vraiment. J’ai eu la chance et l’immense bonheur d’entendre une fois le premier chapitre de Guido lu par un comédien qui avait pris l’initiative de le faire. Bouleversant de constater que se trouvait dans les intonations, dans la voix même du lecteur, des choses qu’on n’aurait jamais imaginé y trouver : l’autre !
Dans la presse, vous avez dit redouter la « page noire » plus que la page blanche. Comment s’est déroulée l’écriture D’ici on entendait tout ? Est-elle venue d’un trait ou par couches successives ?
Comme je l’ai déjà dit, ce roman a été écrit quand ma belle-fille et mon fils attendaient ma petite-fille. Parallèlement j’essayais de tenir un journal dans lequel je dialoguais avec celle qui était en chemin. Je n’ai pas relu ce journal. J’ai effectivement peur de ce que j’y trouverais : la page noircie. L’écriture du roman a été comme un rendez-vous quotidien pendant quelques semaines. Assez rapide donc. J’en savais la fin dès le début, chose assez rare quand j’écris. J’y ai couché ce qui me passait par la tête, comme une histoire que je connaissais mal et pour laquelle il me manquait des éléments. J’ai laissé venir, j’ai posé les mots sur l’écran et j’ai laissé reposer avant d’envoyer pour publication. Une fois envoyé, j’ai eu très peur des retours. L’acceptation actée, j’ai eu cette fois très peur de relire. En plus de la qualité dont vous craignez qu’elle ne soit pas au rendez-vous, il y a le fait que, désormais c’est sûr, quelqu’un va vous lire. C’est assez angoissant ! J’accepte, ô combien, la critique (j’ai l’habitude) mais je ne suis pas assez solide quand elle veut être méchante. Mieux vaut alors ne pas trop y penser et faire comme Léna, se mettre en boule.
D’ici on entendait tout marque-t-il une rupture ou une continuité avec la trilogie Guido–Tête de nœud–Jeannette ?
Rupture factuelle certainement puisqu’on n’y retrouve pas du tout les personnages de la trilogie. Rupture de ton pas forcément. Motivation de passer à autre chose incontestablement. J’ai pu remarquer qu’on m’avait déjà étiqueté auteur « régionaliste ». J’adore ma région mais je n’ai pas envie de me complaire à la raconter sans fin. La trilogie est un accident très heureux de ma vie, qui a fait suite à ce beau projet théâtral qu’a été Cité en scènes pour lequel j’ai eu la chance de récolter beaucoup de témoignages de gens du cru. Mes pièces de théâtre n’ont rien à voir avec la région. Mais il existe forcément une continuité dans le propos. Le point commun restant inévitablement l’auteur qui se cherche.
Votre œuvre évolue-t-elle en fonction de vos engagements ou des préoccupations du moment ?
Loin de moi l’idée de chipoter sur les termes de la question mais « œuvre » et « évolue » me semblent des mots trop forts pour décrire ce que je fais. Il ne s’agit pas ici de fausse modestie mais bien de définir à sa juste mesure l’activité d’un quidam qui écrit ce qui lui passe par la tête pour s’en amuser voire pour s’en soulager un peu. Alors oui, les préoccupations du moment sont le carburant de ce moteur. Je ne fais que proposer un miroir dérisoire de moi-même au milieu de l’absurdité du monde mais aussi de sa magistrale et irremplaçable beauté, activité d’une infinie prétention déjà.
Plusieurs auteurs se sont aventurés, comme vous, à adopter le point de vue d’un être à naître. On pense à Ian McEwan, avec Nutshell (Dans une coque de noix), où un fœtus hyperconscient observe et commente une tragédie familiale, ou, dans un autre registre, à Claude Ponti, dont l’univers onirique évoque souvent la perception floue, intuitive, poétique du tout début de la vie. Aviez-vous connaissance de ces approches ? Vous ont-elles influencé, ou avez-vous suivi une toute autre impulsion ?
Mis à part Claude Ponti, je ne connaissais, rien de tout cela. C’est l’éternel débat sur l’originalité que je soulevais plus haut. On se doute bien n’être pas le premier. Brassens disait en substance : « La vie, l’amour, la mort, il n’y a pas trente-six sujets… » L’impulsion c’est ma petite-fille en devenir qui me l’a donnée, magique. Ce faisant elle a réveillé mille questions qui étaient enfouies en moi.
Vous êtes aussi un ancien instituteur. Ce roman pourrait-il être lu comme un conte initiatique destiné aux adultes ?
J’aime bien l’idée de conte. Est-il initiatique ? Je ne pense pas, ce n’était pas le but en tout cas. Si sa lecture peut en être perçue comme agréable, ce serait déjà bien suffisant. Un moment de repos le temps de quelques pages. L’instituteur est sans doute présent dans le personnage de la maman, professeur elle-même. Et voilà que vous me posez une question qui se fait vertigineuse tout d’un coup, presque angoissante et à laquelle je n’avais jamais pensé : de quoi, de qui, ai-je accouché moi-même en vingt-deux années d’enseignement, puis en vingt années d’atelier théâtre auprès d’enfants et d’adolescents ? Voilà un beau sujet de roman : y a-t-il un monstre dans la salle ?
Que répondez-vous à celles et ceux qui verraient dans D’ici on entendait tout un texte politique, voire militant ?
Je suis d’une génération où on se plaisait à dire que tout était politique. Je continue à en être persuadé en effet. Dire tout haut ses préoccupations est un acte politique au sens où tout citoyen a le droit de s’exprimer (« la liberté ne s’use que si l’on ne s’en sert pas » pour paraphraser le Canard enchaîné). Se taire est tout autant politique, de la même façon que le péché par omission reste un péché pour l’Église. Est-ce que ça devient militant à partir du moment où c’est exprimé ? Je n’en suis pas certain dans la mesure où ce qui domine de plus en plus chez moi, malgré certaines convictions bien ancrées, c’est que je ne suis pas capable de proposer des solutions susceptibles d’apporter des réponses concrètes. Brassens encore (en reprenant Socrate – Ndlr) : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » Pas suffisamment en tout cas pour me prévaloir d’une voie royale à suivre, celle qui serait la mienne.
Propos recueillis par Aziz Mébarki

D’ici on entendait tout, Roland Marcuola, Éditions L’Harmattan, 2024, 152 pages, 14 €.
Pour commander l’ouvrage : https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/d-ici-on-entendait-tout/79033
Retrouvez le portrait de Roland Marcuola (par Vianney Huguenot) paru dans le Courrier Messin de mars 2023 : https://courriermessin.fr/suivez-le-guido/