Elle est gamine et Parisienne quand une heureuse union, de vacances et de grands-parents, lui fait découvrir la Moselle et Ancy-Dornot. Juliette Anglade y vit désormais, pas loin du vaste et merveilleux jardin que dorlotait sa grand-mère sur les hauteurs du village. Aujourd’hui ingénieure de recherche, elle porte un projet de production d’eau de rose et triomphe de l’eau d’épines – les embûches sont toujours légion pour qui roule sur les transversales – en tenant une promesse faite à sa grand-mère.
Derrière le sourire gracieux et le rire contagieux, qu’on ne se méprenne pas, avance une femme têtue. Sa connaissance du monde végétal puise sur des sources diverses, familiale, philosophique et scientifique, et s’inspire d’arts anciens et modernes. Ajoutant l’étude des enjeux économiques et financiers de l’usage de la terre, et le contact avec le public au sein du laboratoire « Tous chercheurs », elle cerne amplement la question botanique. Juliette Anglade honore la lignée des dingues de plantes que la Moselle et la Lorraine ont produits en nombre, les Pelt, Lemoine, Crousse, Simon, Picoré ou Godron. Juliette Anglade : « J’ai d’abord fait un bac littéraire car j’étais passionnée de philosophie mais j’avais l’impression qu’il me manquait des bouts de raisonnement, je me demandais souvent : comment pensent les scientifiques ? J’étais donc en hypokhâgne à Henri-IV et j’ai claqué la porte. Je me suis inscrite en fac de sciences, en maths-physiques, pour élargir le champ de ma connaissance. Encouragée par des professeurs, je me suis retrouvée ensuite à Normale-Sup, en sciences, mais j’ai toujours gardé la matière philosophique ».
Les inconditionnels de l’aphorisme rabelaisien – « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » – comprendront mieux sa trajectoire, plurielle et éthique, en rupture avec la fuite en avant technologique, quasi scientiste, de notre époque. Pour la jeune femme, il s’agit d’établir un va-et-vient continu entre la théorie, la recherche, leurs applications industrielles ou artisanales et leurs impacts sur la vie des hommes et la santé de la planète. Une quadrature du cercle à résoudre, dans un monde dicté prioritairement par la jouissance du gros compte en banque. Son discours dérange. Après Normale-Sup, on lui propose de balader sa science dans une prestigieuse université américaine. Non, elle s’entête sur les chemins de traverse, direction les Açores et son labo de volcanologie. Elle s’était préalablement engagée dans la voie de l’hydrogéologie, à l’université de Versailles, « avec un professeur qui en avait une vision poétique. Je m’en souviendrai toujours, il avait commencé son cours en nous demandant de décrire notre émerveillement devant une goutte d’eau. J’ai poursuivi avec un master d’hydrogéologie à Jussieu, puis une thèse faisant le lien entre l’eau et les pratiques agricoles. Ça m’allait bien, ça me ramenait les mains dans la terre. La question centrale était celle-ci : est-ce qu’on peut à la fois produire l’eau et la nourriture dont les hommes ont besoin, sans engrais de synthèse ni pesticides. C’est possible et nous l’avons démontré. Ce discours évidemment déplaît et j’ai eu pas mal de pressions ». Elle décrit les tensions avec certains industriels, perçues notamment lors d’un symposium à Washington, qu’elle déserte rapidement : « Je veux bien contribuer à changer le monde mais avec des gens qui en ont envie ».
Changement de décor, elle revient dans les Vosges, à l’INRA de Mirecourt, et participe à la conduite d’une ferme en polyculture et élevage bio, « un projet vaste, local, environnemental et social qui fonctionnait bien, peut-être trop bien… ». Rançon de la gloire ? La galère. Chômage et difficulté à décrocher des postes, après avoir pourtant atteint les plus hauts rangs des concours et refusé les ponts d’or des industriels de l’agro-alimentaire. En cause, son combat pour le bio, associé à l’insolent plaisir de vanter « l’autonomie décisionnelle » des agriculteurs. Foutu naturel qui revient au galop. Après un passage à l’école d’agriculture de Courcelles-Chaussy – élève puis prof – elle intègre en tant qu’ingénieure de recherche le laboratoire nancéien Tous chercheurs, dont elle développe la plateforme. Parallèlement, elle cultive le réel, « car la science ne dit pas tout, notamment dans le champ des valeurs ». Dans cette gamme, elle porte le projet déjà très avancé de production d’eau de rose, à Ancy. Principalement à destination alimentaire, l’eau de rose ancéenne parfumera ses confitures et sirops tirés de fruits produits sur place, groseilles, cassis, mirabelles, reines-claudes… Une variété répondant à une autre, celle de plusieurs grandes familles de roses à parfum, qu’elle a commencé à planter, rosa centifolia, rosa damascena, rosa gallica, rosa alba. « Le plus beau tango du monde » lui chanterait Jacques Brel s’il était de ce monde, accompagné de Charles Trénet, épique faiseur de jardins extraordinaires, et naturellement de sa grand-mère : « Elle m’avait fait promettre que je m’occuperais du jardin », Juliette n’a pas oublié. Elle poursuit sur son ambition de rupture avec l’ordinaire de la tambouille industrielle : « L’intérêt, c’est que je ne dilue pas le parfum de rose, contrairement aux industriels qui en général le font une vingtaine de fois. Avec un kilo de roses, ils font vingt litres d’eau de rose, moi je fais un litre. Elle est donc très aromatique ». Têtue, disais-je.
« Je n’ai pas le droit d’abandonner »
Ce qui tient Juliette Anglade ? Un attachement au vivant, un assortiment d’émerveillements, des convictions étayées, du cran et la certitude que « c’est possible ». L’atmosphère familiale contribue aussi, certainement, à son engagement. Sa grand-mère Jacqueline Rebourset, « qui [l’a] initiée au potager », et d’autres fortes personnalités alimentent sa persévérance. Son arrière-grand-père, Marcel Rebourset, fut un remarquable préfet de la Libération, en Moselle, un pacificateur. Sa maman journaliste, Martine Gérardin-Rebourset, a piloté quelques mégas médias, dont le légendaire Rustica. Juliette se souvient « quand venait à la maison Pierre Hermé [sacré meilleur pâtissier du monde et décrit souvent comme le grand maître du macaron dont celui fait de litchi, framboise et rose, NDLA], maman écrivait des livres avec lui. Je revois son regard. Il était un éclat de génie ». Dans son cercle intime, on croise aussi un député des Français du Benelux, son frère Pieyre-Alexandre Anglade, envoyé régulièrement sur les plateaux de télé en pédagogue de la Macronie (vaste programme). Là, on se prend à rêver d’être un instant petite souris pour assister aux discussions entre frère et sœur sur le climat. Abandonner, Juliette Anglade n’y pense pas. Elle sait toutefois qu’elle dépend aussi du sempiternel nerf de la guerre. Le financement de son projet est estimé à 90 000 €. Elle a déjà investi 30 000 €. Pour le reste, elle a ouvert un compte de financement participatif : miimosa.com/projects/les-roses-de-juliette : miimosa.com/projects/les-roses-de-juliette