ÉDITO
« Voilà dix, vingt, trente ans que nous œuvrons à déshumaniser les moindres recoins de nos vies. »
Que nous dit le scandale ORPEA, révélant des maltraitances et des dysfonctionnements graves dans la gestion de ses EHPAD ? Qu’il faut mettre hors d’état de nuire cette colonie de requins ? Certes. Mais encore. Il dit aussi que nous ne savons peut-être pas assez écouter nos vieux, ouvrir des parenthèses légères dans nos vies intenses, se poser auprès d’eux, prendre leurs mains, approcher nos bouches, souffler à leurs oreilles épuisées quelques mots d’amour, la réminiscence d’une rengaine, des sourires et des souvenirs. Donner du temps. Ne pas leur infliger la réclusion que nous-mêmes, quadras conquérants, quinquas athlétiques et sexas toujours sexy, redoutons dans nos pires cauchemars. Regarder même ceux qui ne regardent plus et prêchent dans le désert de leur chambrette les mots terribles de Jacques Brel : « Mourir, cela n’est rien. Mourir, la belle affaire. Mais vieillir… ô vieillir ». Objectez-moi que l’affaire est trop pénible pour aligner des généralités et je vous donnerai mille fois raison. N’oublions pas que des centaines d’EHPAD fonctionnent comme des havres de paix où l’on « offre » à nos vieux une dernière étape de la vie heureuse, en tout cas pas malheureuse. N’oublions pas que dans la liste des victimes des requins apparaissent aussi les personnels soignants, parfois maltraitants malgré eux, lorsqu’on leur impose par exemple un timing de toilettes de l’ordre de sept minutes par résident. Et l’on revient toujours à la même question : où est-ce que ça déconne ? La réponse est multiple et la principale se niche dans l’immoralité asphyxiant les cercles du pouvoir (économique, financier et politique). Quand le cynisme devient une vertu, et le gain une finalité absurde, un monde forcément s’effondre. Là non plus, pas de généralités. Quelques Don Quichotte errent dans les rues et il serait sage qu’ils se coalisent. Dans la réponse, observons bien, il demeure également quelques dérives que l’on croit, à tort, insignifiantes. Voilà dix, vingt, trente ans que nous œuvrons à déshumaniser les moindres recoins de nos vies. Les services publics ferment, des sites internet imbitables les remplacent. Joindre par téléphone un interlocuteur d’une administration ou d’une grande entreprise a l’air d’une galère. La voracité des actionnaires s’est ralliée au besoin, quasi psychiatrique, de la complication bureaucratique… Et l’on ne dit plus Maison de retraite mais EHPAD, Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes, ni Maison de repos mais Établissement de Soins de Suite et de Réadaptation. Acronymes acrimonieux… C’est paraît-il le progrès.