BILLET DE VIANNEY HUGUENOT
Les résultats des élections européennes, plaçant l’extrême-droite largement en tête avec 37% (RN + Reconquête), ne sonnent pas l’alarme. Ça, c’est fait. Depuis des lustres. Les signes avant-coureurs couraient si vite qu’on avait tous peu ou prou intégré l’information. L’assez forte probabilité de prise de pouvoir du RN révèle en revanche une nouveauté. Parce que nous n’y avons jamais vraiment cru, convaincus qu’une bonne étoile éclairait nos calebasses. Nous avons poursuivi notre bonhomme de chemin, aveugles et sourds, inconscients ou indulgents, tous main dans la main. Dimanche encore, au cours de la soirée électorale, on se renvoyait la patate chaude des responsabilités du score historique, sur un air de « c’est pas moi, c’est toi ». C’est nous !, médias et politiques forgeant en chœur l’honorabilité d’un parti certes aujourd’hui difficile à cerner : le RN n’est pas le boulangisme du XIXe siècle, ni l’Action française du XXe, et Marine Le Pen revenant de Moscou n’est pas Edouard Daladier rentrant de Munich et murmurant sous les applaudissements : « Ah les cons, s’ils savaient ! ». Mais les sources du RN se nichent bel et bien dans l’histoire du fascisme. Et des connexions avec certains mouvements et leaders néo-fascistes demeurent. L’histoire ne se répète pas mais elle enseigne, elle inspire, elle dévoile souvent des reflets et rappelle nos instincts immobiles.
Depuis 30 ans
Le 9 juin 2024 ne sonne pas l’alarme, il sonne l’heure de la première addition. Les politiques – y compris les audacieux et chercheurs d’espoir qui n’ont pas démérité – paient une somme de lâchetés et trahisons depuis une trentaine d’années. Le PS a rompu avec sa base ouvrière, embrassant le libéralisme. La droite a fracassé l’esprit gaulliste, laissant sa frange jadis nommée « bonapartiste » sucer la roue de l’extrême-droite. La gauche radicale s’est abandonnée à un leader rongé par la mégalomanie. Renaissance barbote sur le mensonge « et de droite et de gauche » et peine à réfréner l’arrogance d’un chef omnipotent, président de la République, chef de gouvernement et de parti, la semaine chroniqueur prolixe de la gazette du pouvoir et le week-end joueur de poker.
Les visions de l’abandon
Ces comportements politiques désespèrent les Français, reclus dans leur quotidien, astreints aux visions d’abandon (services publics et commerces physiques fermés, guichets virtuels inaccessibles, quartiers livrés aux dealers, classes populaires exclues des centres-villes, cession de l’industrie nationale, baisse du pouvoir d’achat, normes pléthoriques et imbitables, lois à gogo…) et au sentiment, souvent avéré, que l’on cogne prioritairement les plus faibles tandis que l’on flatte les puissants et tergiverse pour réprimander leurs fraudes à grande échelle. Les télévisions à rafale, de surcroît, relaient les peurs 24/24 et bourrent les crânes d’images et de cris d’un monde brutal, vulgaire et désorganisé, expliquant la montée en puissance de l’extrême-droite à peu près partout en Europe (en tête en Hongrie avec 44,8%, en France 36,9%, en Italie 28,8%, en Belgique 28,5%, en Autriche 25,7% ; en deuxième position en Pologne avec 36,2%, en République tchèque 22,3%, en Lettonie 22,1%, aux Pays-Bas 17,7%, en Allemagne 15,9%, en Roumanie 14,9%).
Un monde neuf et confus
Cet état des choses, réel ou ressenti – aggravé par des réseaux sociaux mondiaux devenus déversoirs puants de rancœurs – a progressivement déstabilisé les Français, s’amusant d’abord, se félicitant parfois, de l’esprit gaulois et grivois qui anime leurs émissaires, puis perdant patience et finalement s’enfermant dans l’angoisse et s’abîmant dans les affres d’un monde neuf et confus. Cette observation n’absout pas le peuple français, friand de délices contradictoires, commentateur bavard des trains en retard et pratiquant avec enthousiasme les sautes d’humeur. On peut rappeler à ce propos que majoritairement nous sommes collabos en 1940 et renvoyons en 1946, à peine la Libération célébrée, le chef des Résistants dans ses foyers haut-marnais (les Anglais n’ont pas fait mieux, virant Churchill dès 1945).
Baraka vs scoumoune
A la lecture de ce constat (rapide, subjectif et contestable), j’en viens à penser l’impensable : qu’il est assez naturel – en tout cas rationnel – que les Français se tournent vers le RN. L’extrême-droite prône l’ordre, même si elle génère dans les faits le désordre. Elle vante l’autorité, préférant en réalité l’autoritarisme. Quoi qu’elle dise, elle engrange. Surtout quand elle ne dit rien. Ça s’appelle la baraka, qui ne dément pas depuis dix ans sa préférence pour le RN. La puissance de ce parti s’appuie sur une sociologie élargie, une élite devenue lisse et des adversaires, autoproclamés de « l’arc républicain », à bout de souffle. Les élections politiques subissent souvent cette règle : baraka contre scoumoune, celle-ci rôdant plutôt du côté de Renaissance et de LR.
Président capricieux
Une ambiance a fait le vote du 9 juin, un sentiment d’instabilité l’a dicté, conforté par un président de la République capricieux, indissociable malgré les années, et malgré des succès indéniables et des marques de courage, de l’image du jeune homme trop parfait. Sûr de sa supériorité. Il dissout l’Assemblée nationale pendant la soirée électorale et consolide de fait l’extrême-droite qui l’a réclamée. Celle-ci décidait depuis trente ans des thèmes de campagne : l’immigration, l’insécurité, la nationalité, beaucoup moins désormais les abus de biens sociaux et la corruption, qui l’ont atteinte elle aussi. Elle décide désormais du calendrier. Alors, dissolution, piège à cons ? Coup de sang, coup de menton ou coup de poker ? Ce qu’on sait, c’est qu’Emmanuel Macron joue et tire plus vite que son nombre (élections dès les 30 juin et 7 juillet). Pas sûr qu’il tire juste. Demain, en cas de victoire de l’extrême-droite, dont on cerne encore mal les conséquences funestes en France et en Europe, ce sont les Français qui paieront l’addition de son addiction au jeu.