« Je suis tombée dedans quand j’étais petite », s’amuse Roselyne Skara. La directrice du Centre Saint-Jacques de Metz, abritant une centaine de boutiques, évoque précisément le commerce de centre-ville, celui de l’esprit des échoppes, fertile en rencontres. Ses parents tenaient à Metz une enseigne labellisée « Les coopérateurs de Lorraine », fondés dans les années 30. Kif-kif chez les grands-pères : le premier gérait aussi une Coop, rue Taison, le second était ébéniste au sein d’une autre institution, créée en 1868 et toujours debout, « Le géant du meuble – Les ameublements Saint-Louis ». La petite Roselyne aurait voulu être médecin ou danseuse de flamenco qu’il y aurait eu comme un quiproquo familial. Pas de risque – bon sang ne saurait mentir – elle prend plaisir dès le début à exercer des métiers du commerce et du management, « pour les contacts et les défis ». Elle dirige depuis six ans l’immense Centre Saint-Jacques, avec la philosophie d’une commerçante de proximité. Question de racines, de bon sens et probablement d’avenir.
Dans la salle de réunion jouxtant son bureau, une photo aérienne occupe un pan de mur. Le cliché attrape instantanément le regard et donne la mesure, d’un seul coup d’œil, du gigantesque espace foncier que représente le Centre Saint-Jacques. On apprécie plus vite l’enjeu économique du site. C’est un quartier entier que l’on démolit à partir de 1975 pour faire place au Centre commercial Saint-Jacques dont la première version accueille 76 boutiques. Le président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, l’inaugure le 25 novembre 1976, Metz fait alors irruption dans la modernité commerçante, six ans après l’entrée en piste, en France, de ces méga-assemblages de magasins, jugés plus pratiques.
Depuis, l’eau a coulé sous les ponts et les derniers cris ont submergé les débats sur l’urbanisme et le business des villes, particulièrement avec l’apparition des zones ou parcs commerciaux en périphérie, dans les années 80. Depuis une dizaine d’années, les commerces de centres-villes – boutiques isolées ou groupement de boutiques – affrontent d’autres révolutions. Roselyne Skara observe sans acrimonie, et même avec une certaine gourmandise, les nouveaux comportements des consommateurs : « Moi qui suis commerçante dans les gènes, je suis la première à dire qu’il faut regarder ces nouveaux modes de consommation et bien se dire que si vous n’en tenez pas compte et ne travaillez pas avec eux, vous êtes foutus. Il faut vivre avec son époque. Avec mon amplitude horaire dans le travail, je suis contente à 22 heures de pouvoir commander sur le net. Mais je suis par ailleurs ravie de fréquenter les commerces de proximité où on se reconnaît, on se dit bonjour et on échange. C’est ça la vie aujourd’hui et, naturellement et heureusement, le Centre Saint-Jacques s’adapte et n’est pas avare de créativité et de nouveautés ». Une approche personnelle en cohérence avec l’état d’esprit du groupe Klépierre (foncière immobilière propriétaire majoritaire du Centre Saint-Jacques) : « Face aux défis de la révolution digitale et de la transformation du commerce, nous avons entrepris une démarche de redéfinition de notre plateforme de marque. Une réflexion en profondeur sur les fondements de notre identité en tant que groupe européen et sur notre rôle au sein de la société ».
Le client a toujours raison, le vieil adage tient la route. Roselyne Skara l’a appris jadis, comme une marque de respect, lorsqu’elle démarre derrière le comptoir, adolescente. Ses parents, Irène et Robert Roth, se rencontrent sous les heureux auspices des Coopérateurs de Lorraine. De leur union, naît Roselyne en 1958. C’est dit, bien que non inscrit sur l’acte de naissance, elle baignera dans l’univers du commerce. Tout lui rappelle qu’elle est de ce monde, même les voisins de la famille, les Steinhoff, dont le patronyme rime, à partir de 1967, avec le goût de l’audace entrepreneuriale et la saveur du sandwich qu’on n’oublie pas. Petit à petit, Roselyne élabore son parcours comme on échafaude des rayonnages. Chaque chose en son temps, et à sa place, sans pour autant négliger l’imprévu. « Je vais à l’école à Queuleu puis au collège Robert-Schuman. J’étais tombée dans une bonne classe, où on riait bien, peut-être un peu trop. Ça s’est logiquement traduit dans mes résultats scolaires. J’ai eu à ce moment-là un éclair de raison et j’ai demandé à changer d’établissement. J’atterris alors à la Miséricorde [désormais Ensemble scolaire Saint-Étienne, NDLR], un établissement catholique, bien qu’étant protestante. Je repique ma Première et j’atteins tout de même la Terminale ». Période clé où elle rencontre celui qui sera le père de ses trois enfants, loupe le bac, après être allée à l’examen « la fleur au fusil », et décide d’entrer dans la vie active. « Je suis vraiment une autodidacte. Dans la vie professionnelle, j’y entre par les magasins Le Printemps mais j’avais déjà une notion du commerce, j’avais travaillé aux Coop pendant les vacances scolaires. J’avais fait les consignes et déconsignes des bouteilles, la boucherie, la vente de fromages et comme je suis bonne en calcul mental, on m’avait aussi confiée la pesée des légumes. Et puis il faut bien vivre, j’arrive donc au Printemps en 1977 et je démarre au sous-sol. Je suis démonstratrice de Ken® et Barbie®, pour la société Mattel et je me régale. J’entre alors dans la boucle du Printemps ».
Sous les ailes de cette enseigne, Roselyne Skara déroule une longue partie de sa carrière. Elle vend des salles de bain, du linge de maison, dirige des équipes de chefs de rayon, des magasins. Elle bourlingue – Metz, Toulon, Strasbourg, Lille, Rouen, Paris, Nancy, jusqu’à ce que « la politique du groupe ne me convienne plus » – puis bifurque, crée son entreprise de conseil et travaille notamment avec le patron de la CCI – Chambre de commerce et d’industrie – porteur d’un « projet associatif, social et humain, les Allumeurs d’étoiles ». D’autres parenthèses s’invitent, comme des respirations, dans son itinéraire printanier : auprès de l’association des commerçants de Nancy, « Les vitrines de Nancy », ou de l’enseigne Boulanger, spécialiste des équipements multimédias et électroménagers. Comme un trompe-l’œil, son parcours semble linéaire. Il n’en est rien, Roselyne Skara aime les reliefs, les changements de cap et les défis de taille. « T’es zinzin », lui dit un ami, apprenant qu’elle souhaite prendre la direction du Saint-Jacques. « Mais ça m’intéressait, c’est un lieu de vie en plein cœur de ville… et comme j’ai du mal à m’ennuyer ». Le recrutement était ficelé en quelques heures.
Les Coopérateurs
A des postes variés et sur des responsabilités diverses, Roselyne Skara évolue depuis 46 ans dans le commerce, un registre comptant une foultitude de métiers mais recelant un seul constat, partagé : les temps sont durs et les cessations d’activités progressent de façon alarmante en France (+ 68 % de cessations entre 2020 et 2021). À l’époque de ses parents, comme aujourd’hui, l’audace demeure une valeur cardinale. Ça tombe bien, « je suis un peu tête de mule ». Elle pratique le franc-parler (sur des angles variés, le manque de vision de certains commerçants, le « suréquipement notoire des zones », le développement de l’urbanisme « pas toujours bien contrôlé »). « Je dis les choses comme je les pense mais je reste systématiquement dans un esprit constructif ». Un sport pas toujours évident dans ce cosmos où cohabitent des intérêts collectifs et particuliers, politiques et économiques. À propos de Roselyne Skara, on parle davantage de vocation que de religion, mais tout de même, elle y croit très fort, épaulée par la conviction que cela tient d’abord de l’aventure humaine. Une aventure semblable à celle de ses parents chez les Coopérateurs de Lorraine, où ils se sont rencontrés, Irène était à la vente, Robert inventoriste. La coopérative lorraine marque la région, jusqu’en 1993, avec un solide maillage des départements lorrains. 200 gérants disposaient d’une camionnette-magasin et l’organisation de la coopérative reposait sur des consommateurs-sociétaires et un conseil d’administration où « toutes les catégories sociales étaient représentées ». Les Coopérateurs de Lorraine, engagés dans une démarche interne solidaire, possédaient des maisons de vacances pour les enfants des employés, dont l’une à l’île d’Oléron, « la maison heureuse », et une autre à Gérardmer, « la maison joyeuse ». Tout un programme.