En lisant et reliant les épisodes de la vie (romanesque) de Désirée Mayer, l’amour s’impose en mot majeur. Dès la genèse. Le choix de son prénom allume la flamme et la suite de la saga s’étire sur les rives voisines de l’amour : plaisir d’enseigner, désir de transmettre, passion pour les langues, curiosité des autres, confiance dans la cohabitation des cultures et des religions, jouissance de l’harmonie. Chez cette femme au regard clair comme l’aurore, on trouve aussi ce petit quelque chose charmant et possiblement agaçant, la pressant de poser des réflexions partout et de tout intellectualiser. Chevalier des Arts et des Lettres, responsable de la coopération entre Metz et la ville israélienne de Karmiel, membre de l’Académie nationale de Metz, professeur de lettres, la raison de ses nombreux engagements emprunte à son long chemin de « pluri-exilée », de sa Roumanie natale à Metz, et entre les deux ce qu’elle imaginait antagonique : l’enthousiasme de la ville du prophète Jonas, Jaffa en Israël, précédant l’angoisse de l’atterrissage dans une Allemagne post-hitlérienne. Désirée Mayer suit alors un parcours initiatique qui la confronte, grâce à une jeunesse allemande blessée, au danger des clichés. Déconstruire les fantasmes les plus fous sur les Juifs constitue l’un de ses serments citoyens. Elle préside, à l’échelon national et régional, les Journées européennes de la culture juive (JECJ) dont la dernière édition, en cours (lire par ailleurs), offre un programme d’une richesse splendide. Ces journées privilégient l’expression et l’explication d’une culture juive universelle, celle qui cause à tous, et tissent des réponses à un antisémitisme d’un autre visage mais assurément renaissant.
Ça m’ennuie de parler de moi. Je préfère parler de ce que je fais plutôt que de ce que je suis ». Elle convoque le philosophe Henri Bergson afin d’étayer son peu de goût pour l’évocation de l’intimité : « La connaissance de la sphère intime n’a de justification à mes yeux qu’en tant que ferment d’une idée, d’un projet ou d’une construction de sens, qui doit pouvoir être mis en commun. A ce sujet, je vous cite Bergson dans L’évolution créatrice : « Sans doute ne pensons-nous qu’avec une petite partie de notre pensée mais c’est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d’âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons » ». Ce passé qui la détermine est d’abord roumain : « On décode souvent le passé à la lumière du présent, par exemple des lectures que l’on fait au présent. En Roumanie, la répression des communistes était ressentie de façon si violente qu’on vivait d’une manière confinée. J’ai bien mieux compris ma petite enfance en lisant Grand-peur et misère du IIIe Reich de Bertolt Brecht. J’ai compris que mes parents avaient peur que les enfants sortent et disent quelque chose qui pourrait leur être fatal. Donc, on a vécu une situation extrêmement oppressante, où la délation était partout ». Qu’elle soit l’enfant « de parents industriels qui avaient tout perdu » ne changeait rien à l’affaire. Qu’une cousine de sa mère soit première secrétaire de la vice-Première ministre roumaine Ana Pauker, pas plus. Désirée Mayer expérimente alors l’amour, fil rouge de sa vie, chargé de blessures. Elle entame un exceptionnel parcours d’apprentissage des langues, outil et quintessence de sa découverte, jusqu’à aujourd’hui, de cultures disparates et d’une volonté qu’elles se frottent et s’affrontent paisiblement. « Je vis une véritable histoire d’amour avec les langues. Les seuls très bons souvenirs que j’ai de la Roumanie, c’est ma langue maternelle, ressemblant au français du VIIIe siècle et comprenant, comme dans l’italien, beaucoup de diphtongues et de triphtongues, ce qui explique une musicalité de la langue. Mon histoire d’amour avec les langues trouve ses origines dans le roumain dans la mesure où c’est la seule langue latine dans une enclave slave. Du coup, il existait pour nous une sorte de résistance ». Dans cette patrie initiale, elle apprend l’endurance et le chant. Drôle, quand cette femme faite d’élégances évoque son « répertoire de chansons à boire ». On la voit mal s’époumoner debout sur la table entonnant un tagada-tsoin-tsoin roumain. Ou est-ce l’illustration joyeuse de sa théorie du tout compatible et du tout (ré)conciliable ? Encore « plus structurant », son passé au sein de « la belle Jaffa », au sud de Tel Aviv : « Une ville pas comme les autres, celle d’un prophète qui a su se révolter. C’était surtout une ville dans laquelle cohabitaient chrétiens, musulmans et juifs ». Le souvenir reflète l’actualité lorsque la ville de Metz, en 1987, se donne comme sœur Karmiel, en Galilée, « dont la particularité est d’être entourée de villes et villages arabes avec lesquels elle entretient d’excellentes relations ». En 1959, « une émigration économique » pousse sa famille en Europe. Elle débarque dans une Allemagne où la génération post-nazie vit dans l’exclusion de la communauté internationale et dans la honte des actes de leurs paternels. Désirée Mayer décrit l’arrivée comme un choc, puis l’immersion, à la Bergson, comme un parcours initiatique : « Partir d’Israël, c’était déjà affreux, mais en plus pour aller en Allemagne, vous imaginez ! C’était un traumatisme. Je suis arrivée en Allemagne très malheureuse et bourrée de préjugés comme une grenade est bourrée de graines ». Puis la jeune femme, par le hasard des rencontres, observe les préjugés « comme des cadenas terribles et ces jeunes Allemands aussi porteurs d’une souffrance ». Puis vient le temps de Metz où, après l’hébreu, l’allemand, le yiddish et l’anglais, elle assimile le français. Comme une réponse à l’orgueil tricolore et cavalier – résumé par l’auteur de L’histoire de la langue française, le Lorrain Ferdinand Brunot, dénonçant « l’arrogance des lettrés engoncés dans leurs certitudes » – Désirée Mayer décrète qu’elle sera professeur de lettres… anciennement « grande spécialiste de l’école buissonnière ».