Avec Le musée sentimental d’Eva Aeppli, première rétrospective consacrée à la Suissesse en France, le Centre Pompidou-Metz parvient à nous révéler l’univers d’une artiste trop méconnue tout en nous permettant de faire corps avec ses impressionnantes sculptures textiles.
D’entrée de jeu, le visiteur est saisi par la majesté des installations qui s’offrent à son regard en passant la porte de la galerie 1. Un alignement de planètes avec en fond les tableaux géométriques réalisés avec un pendule par Emma Kunz (artiste guérisseuse qui fût la nounou d’Aeppli), la puissante gravité d’une procession ascendante de hautes silhouettes sombres au cri silencieux et aux airs de chœur d’opéra, et, presque à nos pieds, une sculpture textile se prélassant sur une chaise longue répondant au nom de… Niki de Saint Phalle.
Le décor est planté, avec l’évocation de différents marqueurs du parcours de vie d’Eva Aeppli. Pour inviter à suivre celui de cette rétrospective à la fois généreuse et ménageant l’espace. Celui de pauses nécessaires à la digestion du trouble produit. Ou de la sidération parfois, que peut générer celle qui émane de certaines sculptures. Et la découverte du corpus foisonnant de celle qui a rayonné au sein d’un groupe d’artistes (Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle…) ou inspiré d’autres (Louise Bourgeois, Andy Warhol…) que le public vénère mais qui est toujours restée dans l’ombre. Tant elle est restée détachée des mouvements artistiques qui lui étaient contemporains, et résistante au monde de l’art en général.
Une exposition moins chronologique qu’il n’y paraît, même si on suit l’évolution de son travail selon les médiums utilisés – on y découvre la gestation de son œuvre cousu et ses sculptures à taille humaine servent de fil rouge.
Cela démarre toutefois par ce musée sentimental qui donne son nom à la rétrospective, évoquant ceux que concevait Daniel Spoerri qui côtoya longtemps Eva Aeppli. Une installation qui raconte moins une histoire qu’elle n’entrelace des récits à travers les objets. Où l’on retrouve les premiers qu’elle a cousu, de poupées en arlequins, mais pas encore envisagés en œuvres d’art. Et où l’on prend la mesure des interactions créatrices entre elle et Jean Tinguely, son second mari (qu’elle poussera dans les bras de Niki), elle l’enjoignant de se concentrer sur le mouvement, et lui l’aidant à se concentrer sur son travail malgré ses élans autodestructeurs, et à se montrer au monde.
Le parcours est truffé de clins d’œil et de dialogues avec d’autres artistes : Annette Messager et son hommage aux petites mains couturières, The Last Supper d’Andy Warhol en vis à vis de La Table d’Aeppli qui l’avait inspiré, une création de Jean-Pierre Raynaud face au Groupe de 13 – Hommage à Amnisty International… Partout le regard est porté par la gravité qui a toujours habité Eva Aeppli, traumatisée par la seconde guerre mondiale.
De ses dessins au fusain, (le fameux Strip tease de 1959) à ses premières sculptures textiles à taille humaine qui deviennent des extensions de ses peintures à l’huile (Les juges qui devisent sur les crimes de l’homme, devant L’aube de 1960), une douleur intérieure transparait. Jusque dans les traits expressifs de ses visages de soie (elle finira par renoncer au corps) dont les coutures esquissent les cicatrices. Une dramaturgie aux atours parfois burlesques qui pourrait renvoyer à Tadeusz Kantor.
Plus loin, on la voit se tourner vers l’astrologie pour mieux révéler la richesse de l’esprit humain. Mais ce monde complexe qu’elle observe et qui l’habite prend une dimension différente vers la fin du parcours, à travers ses 15 Livres de vie qui lui étaient plus précieux que tout le reste de ses créations. Un œuvre à part entière et une plongée dans la densité intime d’une artiste radicale.
Jusqu’au 14 novembre 2022 au Centre Pompidou de Metz