ÉDITO
« La question sur la légalité de la décision de Jean Rottner s’impose, celle sur sa moralité s’avèrant sans réel fondement, scabreuse et presque immorale. »
Viendra le temps où l’on dressera le bilan de Jean Rottner à la présidence de la Région Grand Est. Démissionnaire fin décembre, il nous laisse pour l’heure une question philosophique exaltante : la liberté prime-t-elle l’égalité, la fraternité (si l’on s’en tient au triptyque républicain), la responsabilité ou le respect de la parole donnée ? En général, On répond assez vite lorsqu’il s’agit de l’autre. Et s’agissant de Jean Rottner, les marques de respect ou les mises en garde morales fusent. Nous avons pu le constater en écoutant les élus réagir, promptement, à sa démission « pour raisons familiales » et à la communication sur sa nouvelle aventure professionnelle (dirigeant d’un groupe de promotion immobilière). Les uns s’offusquent, généralement les opposants, d’autres soutiennent en s’étonnant. Rien d’extraordinaire à ce stade du débat, même pas la légale et légitime demande d’éclaircissement sur de potentiels conflits d’intérêts.
Mais l’affaire se corse lorsqu’on applique à soi-même cette interrogation sur la liberté individuelle. Pour y répondre, on puise dans une nuée de repères strictement personnels, qui se marient mal à l’atmosphère kafkaïenne du tout-transparent et qui naturellement varient selon nos sensibilités, nos croyances et nos idéaux de bonheur. La question sur la légalité de la décision de Jean Rottner s’impose, celle sur sa moralité s’avèrant sans réel fondement, scabreuse et presque immorale. À part le chewing-gum et le chouchou de ma petite sœur qui adorait se faire des couettes, je ne vois rien de plus élastique que la morale, rien de plus fragile et finalement dérisoire que la formule éculée de « bonnes manières ».
« La morale, clamait jadis le libertaire Léo Ferré, c’est toujours la morale des autres ! ». En effet, chacun avance dans l’existence paré d’une morale, la sienne, distincte de celle de son voisin, son cousin, son soi-même il y dix, vingt, trente ans. À condition qu’elles n’enfreignent pas la loi et ne blessent ni ne tuent le bien-être de tiers, toutes sont admissibles. On peut même ne pas écouter le clairon qui sonne. Nous sommes individuellement l’arbre aux multiples racines, dont celle de l’enfance souvent domine. Ma mémoire, lorsqu’elle atteint cette enfance, allume un poème de Khalil Gibran accroché au mur du salon : « Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la vie à elle-même (…). Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas (…) ». Pas plus que l’enfant n’est la propriété de ses parents, une épouse n’est celle de son mari, un ouvrier de son patron, un élu de ses administrés. Et vice-versa. Ça va de soi.