ÉDITO
Nous vivons sous le règne des anniversaires et chaque jour apporte son lot de commémorations. L’exercice a du bon. Il rappelle à l’ordre nos mémoires évanescentes et souligne l’effet du temps sur un drame ou une joie collective. Il rallume l’évidence que fanent les émotions, même les plus vives. Il permet de prendre du recul et d’appréhender autrement un fait d’actualité. L’exemple fréquent est celui des disparitions de personnalités publiques, traditionnellement merveilleuses à l’heure de leur départ, parce qu’une forme de bienséance encadre nos propos au moment d’un deuil.
Du traitement journalistique de leur mort, je me suis souvent demandé ce que penseraient les dessinateurs et chroniqueurs de Charlie assassinés le 7 janvier 2015… Eux qui redoutaient cette bienséance, brocardaient les bonnes manières et (mal)traitaient l’actualité, y compris la plus douloureuse, par le drôle de bout de la lorgnette. Élevant l’irrévérence en ligne de conduite, ils posaient un voile de légèreté sur des faits lourds, sans craindre semble-t-il les injonctions des militants de la normalité et des pouvoirs, ceux des palais, des bourses, des partis, des rédactions et des églises.
C’était leur liberté, exprimée parfois bêtement et méchamment, et c’était la nôtre. La plus belle des libertés, la liberté de croire à l’envers, de rire de tout. Rire mais en conscience, sans oublier le pouvoir de l’ironie et de l’humour, ni la puissance des mots et des traits, potentiellement des armes qui balancent et blessent.
Je ne suis plus lecteur de Charlie depuis longtemps. Mais je suis Charlie plus que jamais, défenseur de l’esprit de ce journal insupportable et indispensable. Charlie symbolise la liberté de penser… une liberté que Charlie, mine de rien, déniait parfois à d’autres sur la foi de ses certitudes. Dix ans après cet attentat qui nous a diablement meurtris, car nous aimions Cabu, Maris et les autres, il est rassurant de voir la foule, certes clairsemée, défendre à travers eux la liberté de conscience, l’indépendance et l’esprit de caricature, une vieille tradition française.
Il n’est pas anodin qu’on se lève pour le plus anar des canards, honorant en cela une fantastique page de l’histoire de la presse française, la presse d’opinion, et les sublimes plumes et feutres, engagés et polémistes, des Zola, Clemenceau, Camus, Julliard, d’Ormesson, Grandville, Caran d’Ache, Faizant ou Reiser. Charlie prenait et prend surtout le parti de nous faire marrer et sans doute est-ce l’essentiel.