ÉDITO
« La France… Un paradis en bazar que quelques diables surveillent du coin de l’œil, excités par nos frustrations, fondées ou non. »
La grève chez le pétrolier Total révèle un clivage, un autre, entre Français. D’un côté, la proverbiale exclamation « Nous ne lâcherons rien », banderoles, merguez et fumigènes. Classique. De l’autre, le tollé « Marre d’être pris en otage », slogan pareillement fatigué. Quelques phénomènes apparaissent moins évidents, dont les parait-il « bons salaires » des salariés de Total. L’argument chasse sur les terres de la jalousie, généralement triste conseillère. Mais des deux côtés, le ras-le-bol est vrai, puissant, ancré dans le pays. Une saturation née si lointainement qu’on ne sait plus quel saint vouer aux gémonies. Alors, on prend le plus fraîchement émoulu. Si on ne peut lui imputer entièrement le conflit, il détient une des clés de l’apaisement. Qui est responsable, finalement, de ce basta à la française, de l’épuisement des personnels hospitaliers, de la colère sourde des patrons de petites entreprises, souvent snobés, des enseignants fatigués et flics abandonnés, des chômeurs traités avec la morgue des arrivistes, d’une classe ouvrière, désormais indigente et transparente, hier élevée en symbole d’une France industrielle et fière ? Difficile d’établir avec précision un tableau des sources du coup de pompe général. On peut toutefois identifier deux tournants majeurs de notre époque qui ont déstructuré la confiance des Français dans leurs représentants. Par petites touches, comme le pointilliste peint l’amoncellement de nuages, ils ont brisé le contrat et pulvérisé le compromis assurant depuis soixante-dix ans une relative paix sociale : à partir des années 1990, une partie de la gauche rallie les libéraux les plus acharnés, tandis qu’une portion de la droite rompt la digue qui la distingue de l’extrême-droite. Ensemble, ils cassent les codes et, pour certains, fendent l’armure. Il n’est nullement question ici de juger sur le fond, chacun pense comme il veut, c’est le sublime et périlleux jeu de la démocratie. Mais il est incontestable que cette gauche et cette droite, par leur évolution, leur inconstance ou leur trahison (rayez les mentions inutiles), ont effacé les repères et laissé monter l’exaspération populaire. Bien sûr, ils ont obtenu des résultats, et non des moindres, que tout le monde a oubliés. Bien sûr, les Français détiennent le talent de pleurer avant d’avoir mal et la France, en comparaison de la plupart des pays de la planète, reste un pays de cocagne. Un paradis en bazar que quelques diables surveillent du coin de l’œil, excités par nos frustrations, fondées ou non. Chacun son métier, comme dit l’autre. L’enfer n’est pas notre affaire.