ÉDITO
« Chez ces gens-là, on s’en fout, voilà tout, leur vie ressemble à un doigt d’honneur »
C’est un art de savoir râler sans passer pour un vieux con. Qui ne tente rien n’a rien, disait mon oncle, je vous livre donc l’objet de mon courroux, attrapé samedi aux abords d’une épicerie de quartier. La petite épicerie, elle est pour moi la grande madeleine de Proust, celle qui me renvoie chez Mireille, capitaine de l’épicerie sous la maison de mon enfance, aux horaires à rallonge et au tout petit mari à moustaches.
J’entre dans l’échoppe, je déambule et fais mon marché, je salue Dédé, opère un salto arrière pour saisir la moutarde dont le Figaro m’assure qu’on frôle en France la pénurie. Se radine une femme en mode pressé, de celles que tu redoutes comme belle-doche ou collègue de bureau. Elle me pique ma place à la caisse, je laisse filer, pourquoi s’énerver, on a ce qu’il faut, le climat, l’essence, les retraites, de quoi se foutre dessus sans compter.
Elle disparaît. « Tu me diras merci la prochaine fois », murmure-je à l’oreille d’un escadron de citrons espagnols. Nous nous regardons et rions en silence, la caissière et moi, tandis que je pose des pois chiches sur le tapis roulant. Je mets en sac et m’épanche sur mon addiction au fromage blanc sans matières grasses, je lui dis «quel con, j’ai encore oublié les oignons».
Je paie, je sors, j’avise un 4X4 rutilant, planté sur le trottoir face au commerce, garé soigneusement de manière à obstruer non pas un mais deux passages pour piétons. Positivons, imaginons que c’est un médecin en intervention d’urgence, une mamie étourdie, une personne handicapée… Que nenni ! Le propriétaire est un jeune homme décontracté, plein de muscles sous le marcel, et attentionné : il a allumé les warning de son bolide pour prévenir d’une muflerie de courte durée. « La connerie, c’est la décontraction de l’intelligence », disait Serge Gainsbourg.
Je vous avais prévenus, le gus est décontracté. Observant ces gens-là, il m’arrive de désespérer de la nature humaine. Chez ces gens-là, on s’en fout, voilà tout, leur vie ressemble à un doigt d’honneur, à une bulle dont le chef de bulle décréta un jour que toute pensée gravitant autour du respect et de la politesse est interdite. De concitoyen, ils n’ont acheté que la première syllabe. Radins, par-dessus le marché ! Mesdames et Messieurs les candidats à la députation, montrez l’exemple, soyez le contraire, généreux, inscrivez dans vos programmes des subventions pour acquisition ou rénovation de syllabes, si possible déductible des impôts. Ma bonne humeur vous dit merci.