Avec l’annonce, dans le cadre du sommet Choose France à Paris d’un investissement massif de deux milliards d’euros pour implanter deux centres de données à La Maxe et Richemont, la Moselle s’apprête à accueillir l’un des projets numériques les plus ambitieux du pays. Mais derrière l’envergure financière et la promesse d’un positionnement stratégique dans l’intelligence artificielle, un triple défi s’impose : absorber une demande électrique hors norme, créer une filière d’emplois qualifiés et transformer la chaleur dégagée par ces méga-infrastructures en ressource utile pour les communes voisines.
Puissance électrique : une nouvelle échelle pour le territoire
Si les deux milliards d’euros annoncés par Eclairion (qui a remporté deux appels à projets sur les sites EDF de Richemont et La Maxe en Moselle) impressionnent, ce n’est rien comparé au véritable enjeu : l’électricité. Les centres de données de nouvelle génération destinés à l’intelligence artificielle n’ont plus rien à voir avec les data centers traditionnels. Ils doivent alimenter des serveurs GPU, des machines de calcul intensif et des clusters entraînant des modèles d’IA. Ce sont, de loin, les infrastructures numériques les plus énergivores au monde.
En Europe, ces méga-installations atteignent désormais des puissances comprises entre 200 et 800 MW. En France, certains projets franchissent même le seuil symbolique du gigawatt, un niveau autrefois réservé aux centrales électriques. Pour situer l’ordre de grandeur : une ville comme Metz consommerait en valeur estimative environ 150 à 200 MW en pointe. Un seul site de calcul haute densité de 400 MW consomme autant que 100 000 foyers.
Les informations actuelles ne donnent pas encore de chiffres de projection officiels pour les sites de La Maxe et Richemont. Toutefois, en s’appuyant sur les capacités généralement déployées pour les data centers dédiés à l’intelligence artificielle – souvent situées entre quelques centaines et plusieurs centaines de mégawatts – plusieurs experts du secteur estiment que la puissance pourrait, à terme, se situer dans un ordre de grandeur comparable. Autrement dit, une montée en charge progressive comprise entre 200 et 500 MW par site reste une hypothèse réaliste, mais elle devra encore être confirmée par les documents techniques et administratifs qui seront publiés au fil du projet.
À pleine maturité, La Maxe et Richemont pourraient ainsi absorber 400 à 1 000 MW cumulés. Une échelle totalement nouvelle dans le Grand Est, équivalente à une petite centrale électrique dédiée au seul numérique. Ce basculement suppose un renforcement du réseau, une capacité accrue de distribution et une gestion thermique exemplaire. Les friches EDF sélectionnées pour accueillir les projets offrent toutefois un avantage rare : la proximité immédiate de lignes haute tension 225 kV et 400 kV, capables d’encaisser ces puissances colossales. C’est la condition indispensable pour déployer rapidement des modules de calcul haute densité.
L’enjeu énergétique ne se limite pas à l’alimentation électrique. Le refroidissement représente lui aussi une composante majeure de la consommation : jusqu’à 30 à 40 % du total. Les méga-centres HPC (High Performance Computing, calcul haute performance) nécessitent un contrôle thermique permanent. Les solutions envisagées vont du refroidissement à eau à l’utilisation d’échangeurs, en passant par une possible récupération de chaleur, encore à structurer (voir ci-après).
Une filière d’emplois qualifiés à construire
Le gigantisme du projet pourrait laisser croire à des milliers d’emplois. La réalité est plus nuancée : les data centers, même de très grande puissance, ne fonctionnent pas comme les industries manufacturières. Ils créent moins de postes mais ceux-ci demandent des compétences rares.
Pendant près de deux ans, lors de la construction, les chantiers mobiliseront plusieurs centaines de travailleurs : génie civil, génie électrique, câblage à haute intensité, bâtiments techniques, installation de solutions de refroidissement ou de systèmes de sécurité. La Moselle, forte de ses entreprises et savoir-faire dans l’ingénierie industrielle, devrait bénéficier d’une partie des retombées.
Une fois en exploitation, le modèle change. Les besoins se concentrent sur des métiers hautement spécialisés : ingénieurs électrotechniques, spécialistes du refroidissement et de la thermique, superviseurs d’infrastructures, équipes de cybersécurité, techniciens de continuité opérationnelle, maintenance robotisée… Les régions qui accueillent déjà des infrastructures comparables affichent une fourchette relativement stable : 100 à 300 emplois directs pérennes par site, assortis d’un volume significatif d’emplois indirects (sous-traitance, sécurité, nettoyage, restauration, services logistiques). L’enjeu pour la Moselle est clair : créer une filière locale de compétences, en s’appuyant sur les formations existantes, mais aussi en attirant des profils extérieurs spécialisés dans les technologies IA. Ces projets agissent comme un aimant pour l’écosystème numérique : entreprises de maintenance, PME innovantes, fabricants de composants, bureaux d’ingénierie, opérateurs cloud — un tissu que les collectivités cherchent déjà à structurer.
Faire de la chaleur un atout territorial

Les calculateurs IA dégagent une chaleur considérable. Si elle n’est pas valorisée, elle est simplement rejetée dans l’atmosphère, alourdissant le bilan énergétique global. À l’inverse, si elle est récupérée, elle peut devenir un formidable levier environnemental — un point crucial pour un territoire marqué par un fort héritage industriel. Plusieurs collectivités françaises expérimentent déjà l’intégration de chaleur de data centers dans les réseaux urbains. À Val d’Europe, par exemple, une installation permet de récupérer plus de 7 MW thermiques issus d’un centre de données, redistribués ensuite dans un réseau de chaleur local. L’ADEME, dans un rapport récent, confirme que « la chaleur fatale issue des data centers constitue une source d’énergie stable, disponible toute l’année, et particulièrement adaptée aux réseaux urbains et aux serres à température constante ».
En Moselle, cette perspective pourrait devenir un atout majeur. Les deux friches EDF se situent à proximité de zones industrielles, de quartiers d’habitation et de terrains agricoles, autant d’acteurs potentiels intéressés par une chaleur peu coûteuse et décarbonée. Trois pistes peuvent déjà émerger :
– les réseaux de chaleur urbains : alimentation en énergie de logements, gymnases, piscines, établissements publics.
– les serres agricoles : maintien d’une température stable pour la production maraîchère, enjeu crucial dans une région au climat contrasté.
– les process industriels : soutien à des chaînes de production locales nécessitant une chaleur basse ou moyenne température.
L’intérêt est double : réduire l’empreinte carbone des data centers, tout en offrant un bénéfice concret aux habitants et entreprises voisines. Les discussions doivent encore préciser la nature des raccordements possibles, mais le potentiel est inédit à l’échelle du département. À l’heure où les projets IA inquiètent pour leur consommation électrique, la valorisation de chaleur pourrait devenir l’argument environnemental décisif pour l’acceptabilité du projet.
Vers une nouvelle géographie énergétique
Avec La Maxe et Richemont, la Moselle entre dans une ère totalement nouvelle. Les deux projets dépassent largement le cadre numérique : ils redessinent l’architecture énergétique du département, réinterrogent l’usage des friches industrielles, créent une filière d’emplois qualifiés et ouvrent la voie à un modèle de récupération de chaleur circulaire.
Les prochaines années seront déterminantes. À mesure que les modules IA monteront en puissance, les collectivités devront adapter les réseaux, former des compétences et saisir les opportunités industrielles qu’un tel écosystème est capable de générer. La Moselle, longtemps perçue au prisme de son passé sidérurgique, pourrait ainsi devenir sur le plan national un territoire stratégique conciliant souveraineté numérique, attractivité économique et innovation énergétique.








